— C’t’embêtant, rumine-t-il ; tu peux pas faire un effort ?
— Ce serait pas raisonnable, Gros, franchement !
Alors il plonge.
— Écoute, Mec, ça me botterait que t’arrives, j’ai quelque chose à te montrer de pas banal.
— De quoi s’agit-il ?
— Je peux pas te le causer au téléphone, comme ça, de brute en plan.
Vous savez ce que c’est ? Pour un zig comme moi, du mystère en pleine inaction, c’est comme une gourde de rhum à un grognard d’empire gisant sur un champ de bataille, ce dit mystère fût-il proposé par le fruste Bérurier.
— Oh ! Oh ! fais-je, secret d’État ?
Il se boyaute. Béru, vous savez la consistance de son cerveau et la taille exiguë d’icelui ? Néanmoins, pour ce qui est de la facétie, à ses heures, il déballe du sous-produit de belle venue.
— Plutôt secret d’étable, il rétorque, du talc au talc.
Je pressens un drame paysan… Un truc bien Zolateux, avec pognon dans la lessiveuse, garçon de ferme lubrique, fermière composant des apéritifs à base de poudre insecticide. Je vois déjà le reportage dans Détective, avec photos en bistre. Le péquenod chafouin sous sa casquette, les champs dans les brumes matinales, la maison du crime, sinistrement décrépite. Dans les drames paysans, la maison du crime est toujours décrépite.
— On a sucré les éconocroques du cousin Ambroise dans sa pile de draps ? plaisanté-je.
— C’t’autre chose, San-A. Toi qu’as l’esprit antiseptique, t’en resterais comme deux ronds de flan dans un pot de yaourt.
— Tu vas me raconter que la Sainte Vierge apparaît dans le champ de maïs de ton camarade cousin aux petites écolières de la commune ?
— C’est dans le style, gars. Mais je peux pas te bonnir le dont ce quoi il s’agit, vu que je te tube de la cabine publique de Bécasseville qu’est tenue par la mercière, une sorte d’espèce de chouette qui ferait avorter une maternité entière avec son regard bigleux. À l’heure où que je te mets sous presse, cette vieille hibouse fait mine d’encaustiquer la vitre de la cabine pour pas en perdre une broque.
Je suppose que la dame mercière est dorénavant fixée quant à l’impression qu’elle produit sur les gens de la ville en général et sur Bérurier en particulier.
— Alors, c’est dit, insiste le Mammouth. T’es à une paire de plombes d’ici, Mec. Le temps que vous préparassiez votre embrasse en ville et vous radinez pour l’apéro. Ambroise a rétrograder car une justement un Perniflard qu’il confectionne soi-même personnellement, suivant les méthodes d’avant 14, que tu m’en diras des nouvelles.
Ma décision me part toute seule des lèvres, sans que je sache au juste qui a allumé la mèche.
— O.K. pour une croque, Gros, mais on rentrera dans la soirée.
— Ah non, se rebiffe-t-il, c’est justement la noye qu’a de l’intérêt au domaine du Franc-Mâchon. Tu rentreras domani si tu veux, mais pas avant, San-A., surtout pas avant !
Bécasseville, sur une carte routière, c’est pas plus gros qu’une chiure de mouche sur l’écran du Rex. Faut avoir des relations chez Lissac pour arriver à lire son blaze, tellement qu’il est écrit menu, entre un nom de rivière et un chemin vicinal. Pour s’y rendre, on quitte la nationale 13 à gauche et on se met à serpenter à travers de souples mamelons boisés qui sentent la mousse et le champignon. Et puis on finit par débarquer devant une mairie grande comme la guitoune d’un C.R.S. en faction devant La Boisserie. Comme pour le Port Salut c’est écrit dessus : Bécasseville, en lettres blanches sur fond bleu. Le village renifle le fumier. Il se compose d’une dizaine de maisons de pierres qui font l’escargot dans une plaine brusquement offerte après le cheminement en forêt.
Il y règne un calme paradisiaque ; c’est le genre d’endroit où le silence a une consistance et une odeur ; où on l’entend !
Le temps de chercher quelqu’un pour se rencarder et on avise l’écriteau indiquant « Domaine du Franc-Mâchon ». Une flèche pareille à une arête de brochet montre le chemin à emprunter. Celui-ci s’en va, bien pierreux dans un sillage de hautes herbes fleuries. On entend les gadins qui pètent contre le bas de caisse de la carrosserie.
On voit des petits faisans traverser la route à toute vibure et à pince. Ils se grouillent tellement qu’on a l’impression qu’ils possèdent quatre pattes.
— C’est joli, murmure ma Félicie.
Elle porte une robe noire avec des motifs violets. Elle a son sac de croco que je lui ai offert pour son anniversaire et dont elle est si fière. Elle fait distingué, Félicie, dans son genre. La classe instinctive, quoi ! Elle est bien droite, avec des gestes mesurés et un sourire si bon embusqué dans un pli de son visage.
— Oui, conviens-je, c’est la vraie cambrousse, ça au moins, ça change de cette merderie d’immeubles qui nous asphyxient à Saint-Cloud. Au fond, c’est dans un coin comme ça qu’on devrait s’évacuer, M’man, pour renifler la belle nature.
Ma chère vieille a une petite moue effarée.
— Dans ton travail, Antoine, tu ne peux pas te permettre d’habiter si loin de Paris…
Sous-entendu : si on demeurait ici je ne te verrais jamais… Je pige pourquoi elle prend son mal en patience, là-bas, et regarde s’avancer l’armée des bétonneuses sans broncher. Elle préfère que son cher jardin devienne une cour d’immeuble plutôt que de moins me voir.
Je lui tends la main droite. C’est un geste que j’aime, qui me vient spontanément, comme ça, lorsque j’ai besoin de mieux sentir la présence d’un être cher.
Elle laisse tomber sa main sèche et douce dans la mienne. Félicie, c’est quasiment félicité, non ? Quand on se tient, comme ça, moi au volant, je me sens comme qui dirait invincible. Je suis obligé de la lâcher pour rétrograder car une théorie de culs de vaches dansent devant nous, obstruant le passage. Un vieux demeuré vineux, avec le pif en tomate et une barbe cradingue, se met à bastonner son troupeau. Les vaches s’affolent, leurs mamelles gonflées carillonnent à tout-va. On passe en morflant des coups de queue sur la carrosserie. M’man rigole. J’ai idée que j’ai bien fait d’accepter ce petit coup de parpagne, ça l’émoustille, Félicie.
On déboule au sommet d’une côte, entre des haies négligées, chargées de mûres. Un vaste plateau cultivé s’étale alors devant nous. Au centre de cette étendue se dressent les bâtiments du fameux domaine. Ceux-ci se composent d’une maison de maître et d’un corps de ferme situé perpendiculairement au premier. L’ensemble forme une espèce de « L » (majuscule) à l’envers (mais comme l’envers vaut l’endroit, quelle importance ?). La maison de maître est sans grand caractère. Il s’agit d’une construction rectangulaire, à deux étages, dont le style hésite entre la clinique de grande banlieue et l’exploitation agricole d’un B.O.F. enrichi. On sent qu’elle a été aménagée par quelque industriel arrivé, soucieux de jouer les hobereaux. Le genre de petit manufacturier qui est aussi fier de « ses » vaches et de son tracteur que du baccalauréat de son fils et de son usine.
Quelques portes-fenêtres percées très postérieurement à la construction, ainsi qu’une esplanade gazonneuse et une piscine dont le plongeoir achève de rouiller, donnent à la maison la vague apparence de château à laquelle elle aspire.
Tous les volets de la construction sont clos, mais l’on sent la vie, de l’autre côté, dans la partie des communs.
— Sous le soleil ça va encore, murmure Félicie, seulement cette maison ne doit pas être très folichonne l’hiver…
Elle a raison, M’man. J’imagine le Franc-Mâchon dans la brumasse, avec sa façade livide et les arbres de l’esplanade aussi défeuillus que des perchoirs de perroquets. Sur ce plateau livré aux aigres bises, il doit avoir un côté Hauts-de-Hurlevent pas piqué des alizés.