J’aperçois, rangée sous un gros tilleul, l’automobile des Bérurier. J’emploie le terme d’automobile par excès, car il n’existe hélas, pas d’autres mots pour qualifier l’étrange engin servant aux déplacements du couple. Tacot resterait bien en deçà de la vérité, alors, puisqu’aussi bien la chose en question possède quatre roues et se meut en utilisant l’essence comme carburant, mieux vaut lui laisser ce nom glorieux d’automobile. À l’origine, ce fut une traction avant Citroën et ce fut noir. Il y eut des vitres, une malle, des ailes, des enjoliveurs, un pot d’échappement et beaucoup d’accessoires. Maintenant c’est informe, c’est rouillé, c’est multicolore, c’est ravaudé, c’est trou, c’est sans verre, sans poignées (les portes ferment grâce à l’assistance de fil électrique enroulé après les montants), sans banquettes, sans peur, sans reproche. Un miracle le fait rouler, un moignon de volant le dirige, un moteur en haillons le propulse, des pneus hernieux, variqueux, ganglioneux, boursouflés, cloqués, lisses comme une joue de pucelle le sustentent, une carrosserie semblable à une boîte de conserve promue à la dignité de ballon-de-foot-dans-une-cour-de-récréation le protège. Les plaques minéralogiques pendent à des fils de fer agressifs. Un carton prônant les mérites du sirop des Vosges remplace le pare-brise mort de sa bonne lèpre. Quel musée à la gloire du moteur à explosion obtiendra cette pièce rare ? J’ai l’impression que quelqu’un s’agite à l’intérieur du… véhicule (tant pis, j’use aussi de ce mot). Aussi décris-je un arc de cercle et abandonné-je le chemin poudreux pour m’en approcher. Pas d’erreur : c’est bien le Gros que j’avise à l’intérieur de sa calèche. Il se trouve à l’arrière de celle-ci. Je quitte ma tire pour m’approcher de la sienne. Un spectacle d’une tenue morale discutable, mais d’un pittoresque affirmé, me saute aux yeux. Béru demande beaucoup à son automobile, même lorsqu’elle est auto-immobile. Elle ne constitue pas seulement un moyen de locomotion, mais aussi une garçonnière (ou plutôt, si vous me le permettez : une boucanière). Tel que le voilà, il est occupé à honorer de ses délicates attentions une luronne de vingt printemps, rougeaude, blondasse, grassouillette et mal fagotée. La demoiselle a un pied sur la barre de bois servant de banquette avant, un autre sur la plaque de tôle servant de vitre arrière et les mains agrippées au polo de Sa Majesté, lequel (polo) est à rayures jaunes et noires comme ceux que portent les guêpes. Béru, en toutes circonstances, y compris les plus suaves, conserve son chapeau ; une vibrante Marseillaise est seule capable de le lui faire soulever, et encore, l’espace de deux ou trois mesures. À l’abri de son couvre-chef il besogne scientifiquement sa partenaire. Le viol du bourdon ! Je toque poliment le panneau de la portière arrière, ce qui provoque instantanément chez le Gros deux mouvements contraires : il relève la tête en abaissant son dargif. Sa trogne rubescente, au regard d’épagneul, danse devant moi comme une lanterne chinoise. Elle semble éclairée de l’intérieur par ce feu ardent qu’on nomme passion.
— Oh ! déjà toi ! se réjouit-il. Eh ben ! mon pote, t’as drôlement actionné le champignon !
— Moins bien que toi, compliment-retourné-je.
Il sourit.
— La brousse, tu vois, ça porte à la peau. Je te demande deux minutes pour finir Thérèse, et je sus z’à toi !
— Je préfère que tu restasses z’à elle, dis-je.
Béru est, à ma connaissance, le seul homme capable de tenir une conversation dans ce genre de circonstance. Faut des nerfs d’acier pour pouvoir le faire. Pudiquement, et afin de ne point trop perturber son système nerveux, je m’éloigne de son alcôve à roulettes afin de rejoindre M’man.
— À qui parlais-tu ? me demande innocemment la tendre Félicie.
— Au Gros, fais-je. Il lutinait une fille de ferme.
Sachant combien il serait malséant d’infliger à ma mère le spectacle d’un Béru décalcifié, sortant à reculons de sa chignole avant d’avoir remis en place ses instruments de travail, je drive ma guindé à quelques encablures de là.
Y a que Bérurier pour convier des amis et les attendre en culbutant la servante presque en plein air. Il n’a pas peur des mouches ni des moustiques, le frelot ! Des voyeurs éventuels non plus.
Comme ça me gêne de débarquer à la ferme sans connaître le cousin à Berthe, je prends le parti d’attendre Sa Majesté à l’ombre d’une meule de blé toute proche.
Il fait doux et la campagne sent bon. Un pinson, parodiant Béru, explique à une pinsonne, au sommet de la meule, le coup du petit-oiseau-qui-va-sortir.
On s’abandonne, M’man et moi, à la tendresse de l’instant. C’est alors qu’une voix d’homme part de la meule.
— Bon gu, dit ce mâle organe, quoi c’est-y que c’est que vous m’faites ?
J’en suis à me demander si ça n’est pas cela, le mystère dont ne parlait pas Béru : une meule parlante ! Je descends à nouveau de ma pompe pour contourner le tas de gerbes. Je m’aperçois que la partie de la meule orientée vers les champs a été évidée à sa base. Quatre jambes en sortent, qui s’agitent. Deux de ces jambes appartiennent à une dame, puisque aussi bien elles sont gainées (pour employer le terme définitivement mis au point) de bas et chaussées de godasses à talons hauts. Les deux autres sont celles d’un monsieur car un pantalon de velours tire-bouchonne sur des mocassins de labour en cuir épais-comme-ça et laçage à œillets.
Je me baisse pour mater l’intérieur de cette grotte qui n’est pas miraculeuse du tout malgré les voix qui s’en échappent. Et qu’avisé-je ? Berthe Bérurier, dégrafée de bas en haut, en train de jouer le grand solo de clarinette de « On ne parle pas la bouche pleine », à un grand gaillard dégrafé de haut en bas. Cette interprétation constitue une réelle découverte pour l’intéressé (le progrès va lentement dans nos campagnes, et, malgré le Gaullisme, on en est encore au bonjour-maman-au-revoir-maman dans nos chaumières) puisque aussi bien, le patient, au lieu de savourer, s’informe. L’esprit de curiosité l’emporte sur l’esprit de jouissance. Cet homme comblé, oubliant la félicité, veut en connaître les causes, tel l’enfant qui éventre son jouet mécanique pour découvrir son mécanisme.
— Quoi c’est-y que c’est que vous me faites ? répète-t-il d’une voix dont l’assurance laisse à penser que Berthe n’est pas encore parvenue au terme de ses entreprises.
Elle s’obstine à ne pas répondre, car on ne peut accepter comme réponse les grognements porcins qu’elle émet. Beaucoup de gens parlent du nez, certes, mais jamais uniquement ! Ne serait-il pas opportun, en ces temps évolués, de mettre au point un mode d’expression uniquement nasal ? Quels services cela rendrait lorsqu’on mange un plat trop chaud, qu’on est chez le dentiste ou qu’on embrasse la femme aimée. Songez-y : pouvoir grumer les muqueuses de sa maîtresse sans cesser de lui parler d’amour, ne serait-ce pas un raffinement sublime ?
Toujours pudique, j’abandonne ce nouveau couple. Le mieux est d’aller attendre la fin des opérations en rase campagne, en espérant ne pas chuter dans une tranchée ouverte à d’autres fornications.
Je propose un peu de promenade à M’man. qui accepte. Décidément, les Bérurier passent des vacances détendues.
C’est bath, la vie de château…
Des hirondelles en flèche se poursuivent dans un ciel de Côte d’Azur. Une saine odeur de blé coupé monte de la plaine blonde. Ça renifle déjà le pain, parole ! Félicie, ça lui rappelle ses vacances de jadis, avec sa sœur de lait, dans un pays du Dauphiné plein de collines et de vieilles pierres. Elle se rappelle les ruines dans les orties, les vignes à flanc de coteau, l’odeur des pressoirs en automne, avec les chemins violacés par les vendanges…