— Ohé ! crie Béru, depuis sa tire…
Un bouquet ! Un poème ! Un enchantement ! Une super-excitation du sens visuel ! Une délicatesse pour la rétine !
Il porte son vieux bitos noir, son polo d’hyménoptère, un bermuda résultant de deux coups de ciseaux dans un pantalon de ville à rayures, une chaussette montante lie-de-vin, une socquette gris-troué et de solides croquenots de flic en vacances. Ses poils jaillissent de partout, comme le crin d’un matelas éventré. Ça lui mousse sur les cannes, ça lui sort du polo, ça lui déborde du bermuda, ça lui dégouline sur les brandillons. Gare au gorille !
Il arrive, apaisé, radieux, en rajustant son futal éjambé. Sa conquête le suit, la jupe relevée par derrière, le corsage béant, la tignasse emmêlée, un nichon fluide bringuebalant comme une gourde de vin sur la poitrine d’un contrebandier pyrénéen.
— Ce que vous êtes gentils d’être venus, clame l’Hénorme en tendant à Félicie une main douteuse ; excusez-moi si je vous demande pardon, mais j’étais occupé à expliquer à Thérèse le comment t’est-ce qu’on conduit.
Il me virgule à titre privé un clin d’œil polisson.
Là-dessus, Berthe sort de là-dessous, dans une robe imprimée garnie de fétus (et peut-être même de fœtus) de paille qui la font ressembler à un magnum de champagne sous paillon. Elle a du blé dans les tifs et de la terre généreuse crépit ses talons. Un gaillard rouquin, qui pourrait être un parent demeuré de Van Gogh, la suit. Son grimpant de velours gît sur ses pieds et, ne portant slip ni caleçon, il serait d’une rare indécence si le pan de sa chemise ne lui descendait jusqu’aux genoux. Sa casquette crevée laisse échapper des touffes de cheveux rouges, donnant à sa tête de diminué mental l’aspect d’un bulbe d’oignon en train de germer.
En apercevant son épouse dans cet appareil et en cette compagnie. Sa Majesté sourcille, car elle est sourcilleuse.
— D’où sors-tu ? demande-t-il avec cette sévérité prudente dont usent les maris cocus quand ils soupçonnent leurs bonnes femmes et attendent d’elles qu’elles chassent le doute.
— C’est Ferdinand qui me montrait un nid de taupes ! fait-elle nonchalamment.
— Il était dans son bénard, le nid de taupes, que le voilà déculotté comme un père lacolique ?
— Non, dans la meule, fait Berthe.
— Et d’où vient-ce qu’il a le grimpant au rez-de-chaussée ? s’obstine ce grand inquisiteur.
— En se baissant, sa ceinture a cassé, explique Dame B.B. Il est pas croquignolet comme ça, notre Ferdinand ?
Rasséréné, Béru rit et fait les présentations, tandis que Berthe accable Félicie d’un baiser miauleur.
— Je vous permets de me présenter les domestiques du cousin Ambroise, chère Maâme, régence-t-il en ponctuant d’un rond de bras. Voici Thérèse, qui rigole tout le temps, et Ferdinand qu’on a surnommé, moi et Berthe, le Taureau, rapport au film de Watt Dix-Nez.
Il se tourne vers les partenaires ancillaires et les congédie d’un geste royal.
— Assez déconné, les gars, leur dit-il, si l’Ambroise vous chope à vous branler les couennes, il va vous faire fumer le derche.
Conscients de la réalité de cette menace, les intéressés se rajustent et se mettent à vaquer. Berthe prend le bras de M’man, Béru pose sa patte sur mon épaule et le cortège spontanément constitué se dirige vers la ferme.
— Alors, raconte ! attaqué-je.
Brave Béru ! Noble et altier visage, rayonnant d’humanité. Pudique dans l’impudeur ! Il a un rire fêlé qui, mieux qu’un long préambule, raconte sa gêne.
— Tu vas dire que je débloque, fait-il… Et pourtant, tu me connais, San-A. ? J’ai les pinceaux sur la terre !
Dans ces cas-là, je suis vachard : je me complais à exploiter à fond la situation, j’écume littéralement l’embarras du Gros.
— Raconte ! répété-je d’un ton aussi hermétique qu’un coffre-fort Fichet.
Il s’arrête au beau mitan de l’esplanade et me désigne la maison fermée.
— Tu vois cette crèche, Mec ?
— Comme je te vois !
Il déglutit laborieusement et laisse tomber :
— Eh ben, elle est hantée, mon pote !
Il s’attendait à une explosion du cartésien que je suis. Il courbait déjà la tête, il arquait l’échine, il s’imperméabilisait le derme pour subir mon flot de quolibets. Il s’apprêtait à traverser une cascade de sarcasmes, mais son dispositif de défense s’avère inutile. Je ne dis rien. Je ne ris pas. Je rêvasse. En débouchant sur le plateau du Franc-Mâchon, j’ai tout de suite pensé que cette grande bâtisse bêtasse ressemblait à une maison hantée, du moins à l’image qu’on s’en fait.
— T’as entendu ce que je te cause ? insiste Béru, cette taule est t’hantée ! (Cette fois, il n’a pu aspirer le « h » et s’est fendu d’une liaison mal t’à propos.)
— Pourquoi pas ? encouragé-je.
Il promène sa langue dévastatrice sur ses lèvres craquelées.
— Quand on s’est pointé ici et qu’Ambroise m’a raconté, je m’ai marré. Les fantômes, moi, tu sais, j’suis pas client… Seulement ça l’a foutu en renaud, Ambroise. Il m’a dit que si je chiquais les esprits forts, j’avais qu’à me rendre compte de vésuve[1]. Faut pas massicoter, tu me connais ? J’y réponds banco, et la nuit dernière, comme le cousin a les clés de la crèche, je vais pieuter dans la chambre en question…
Je pratique une première interruption.
— Parce qu’il y a une pièce seulement qui soit hantée ?
— Surtout une. La grande chambre où qu’y a les orgues.
Dites, mes chéries, vous trouvez pas qu’il y a matière à un film d’épouvante à Bécasseville ? La chambre où qu’y a les orgues ! Rien que ça. Ce qu’elle doit être intime, cette pièce ! On doit avoir l’impression de pieuter à Notre-Dame !
— Oh, dis, Gros, soupiré-je, tu veux parler d’un harmonium, je suppose ?
— Harmonium mes choses ! riposte le Vaillant, je sais de quoi t’est-ce je parle. Je dis bien, des orgues, avec toute leur tuyauterie.
Et, pour me confirmer qu’il n’usurpe pas l’appellation, il récite cette fameuse règle grammaticale après l’avoir marquée de sa griffe :
— Amour, hélice et orgue prennent un « h » au pluriel.
— Quel jobré s’est fait installer ce délicat instrument dans sa piaule ?
— Ambroise te donnera le pedigree de cette propriété, promet Béru. Autrefois jadis, c’était une simple ferme. Et puis une vioque l’a achetée et l’a fait arranger pour son fils qu’était aveugle de ses yeux. C’est pour lui qu’on a mis les orgues.
— Donc, reprends-je, tu as pieuté dans cette fameuse pièce. À quelles manifestations surnaturelles as-tu assisté ?
Il s’arrête. Son regard proéminent déborde de sa tête.
— Tu me croiras ou tu me croirasseras pas, Mec, mais en pleine noye, alors que j’en écrasais aussi fort qu’un veilleur de nuit, v’là que je suis arraché des bras de l’orfèvre par de la zizique.
— Les orgues ? deviné-je.
— Textuellement ! Ils jouaient tout seuls, masculine-t-il.
— Explique…
— Justement, Mec, y a pas d’explication rationnée. L’orgue, singuliérise-t-il, fonctionnait à vide, sans personne à l’établi. Je te dis pas que ça usinait un grand morcif de Baccalauréat[2], à la vérité, on aurait plutôt dit qu’un gosse batifolait des paluches sur les claviers…
2
Soulignons au passage ce souci de briller qui anime Béru. Selon lui, Jean-Sébastien Bach n’était qu’un diminutif de Baccalauréat, et il lui restitue ce qu’il pense être son véritable patronyme, Bravo, Béru ! Un bienfait n’est jamais perdu, comme disait La Fontaine des quatre saisons.