Il n’avait pas lourd de terres, alors il s’est mis fermier. Petit à petit, il a fait sa pelote. Il regrette plus sa chaire, ni la retraite, ni les vacances payées. Simplement, il reporte sur Angélique, sa fille unique, ses ambitions avortées. C’est la vie.
Béru est fier de ses cousins, bien que ceux-ci le soient seulement par alliance. Il fait les honneurs. Sa cousine, la femme d’Ambroise, s’appelle Marthe. La vieillarde de la télé, c’est la mère d’elle, Mamie Catherine. Il se sent chez lui. le Gros. Il sert le pastaga made in the farm, pendant qu’Ambroise se lave les pognes. Félicie, vous la connaissez ! Ça fait pas cinq minutes qu’on est installés que, déjà, elle a un tablier autour du ventre afin d’aider notre hôtesse. Berthe raconte le menu en bavant dans son bustier. Y a jambon de la ferme, pâté de la ferme, lapin-chasseur de la ferme, poulet sauté de la ferme, omelette flambée aux œufs de la ferme et au rhum de la Jamaïque, après les fromages de la ferme, naturliche et avant les fruits du verger.
Si vous connaissez M’man, moi, vous ne m’ignorez pas non plus. J’aime également à me rendre utile, aussi proposé-je mes bons offices à la petite Angélique qui les accepte en rosissant. Les déclinaisons, ça n’a jamais été mon fort, pourtant je ne m’en sors pas trop mal. C’est un amour de petite jeune fille, pure, simple, douce et jolie ; pudique sans tomber dans la naïveté ; bref, ce que les dames comme ma brave de mère appellent « un vrai bouquet de printemps ».
On se sent pousser une âme d’adolescent à son contact et on voudrait lui apprendre la vie à la petite cuiller pour ne pas l’effaroucher. Je m’aperçois qu’elle plaît à Félicie, de la manière que celle-ci lui jette des regards attendris. M’man, elle serait partante pour que je convolasse avec une souris de ce gabarit. On a la différence d’âge qui fait les bons ménages car c’t’une erreur de croire que les bons couples ont le même carat. Pas vrai, je m’insurge ! Je les vois tous, passé la quarantaine : gras-du-bide, asphyxiés par la bouffe, abonnés au Lion’s et à des revues plus chiantes que littéraires. Ça, des couples ? Que nenni, c’est fini : tout juste des ménages ! Des amis de la goinfre qui se haïssent tendrement à l’ombre de leur Mercédès familiale ! Ils causent plus d’amour, mais de leur bonniche et de leur chauffage au mazout avec thermostat d’ambiance. Y a plus que le thermostat pour foutre de l’ambiance dans leur conversation. L’amour-plumard ? Quelle mélancolie ! Pour la fête à Jules, oui ! À l’asthmatique ! Prends ton courage et ta braguette magique à deux mains, mon kiki ! Bœufs, va ! Les prouesses, Môssieur les réserve à sa dactylo. Ou bien c’est Madame qui chique les Ophélie, se sape au rayon fillette et prétend qu’on l’appelle Mademoiselle pour amorcer la collégien en rut pendant que son gagneur conseil-d’administrationne, déjeune-d’affaires et se mijote l’infarctus à coups de téléphone et de traites reportées.
Ah ! les beaux foyers ! Aujourd’hui plus qu’hier et bien moins que demain ! Le pet chez soi ! Hue cocotte ! Où est-ce qu’ils vont, tous les deux, par les chemins convulsés ? Où traînent-ils leur misérable char, ces Ben Hur grassouillets. Je vais vous le dire : au Père Lachaise ou à l’une de ses 38000 succursales. Le but secret de la famille, c’est en fin de compte une pierre tombale avec des dates, des noms, des précisions schématiques : Madame Dugland née Ducon… Et puis ça s’efface doucement. Le temps qui a usé le foyer use son souvenir. Alors, pour vous en revenir, une fille comme Angélique, après tout, ça reste valable. Ça mérite qu’on se lance dans le yoga et dans le yoghourt.
La môme termine sa version et remise ses livres.
On liche le troisième pastaga. Le cousin Ambroise a le gosier à 45 degrés et le pastis à 70 ! Il raconte des histoires paysannes, avec un robuste humour et des éclats de voix qui parviennent à dominer ceux de Béru. Moi, j’ai hâte de pénétrer dans le vif (ou plutôt le surnaturel) du sujet. Il le sait bien, le grand bougre, mais il me fait languir, comme on fait languir le zig qui vient vous demander une avance sur travaux en lui demandant préalablement des nouvelles de sa femme, de sa belle-sœur et de ceux qui les montent. Ça n’est qu’à table, quand le lapin fume au milieu de la table, sur son lit de petits oignons blancs et de champignons, que Béru parvient à brancher la converse sur la bonne longueur d’ondes.
— Dis voir, Broise, attaque le Glouton en se torchant les babines d’un solide revers de polo, je causais à San-A. de la maison de maître et des phénomènes vraiment phénoménals qui s’y passent…
Ambroise soulève une paupière, puis verse à boire. Il se tait, prudent. On sent que le sujet reste pour lui d’une extrême délicatesse. S’il répugne à l’aborder, c’est parce qu’il le dépasse et que ce vigoureux agriculteur, cultivé mieux encore que ses champs, n’aime pas justement à être dépassé.
Son mutisme, peu encourageant, désoriente le bon Béru.
Berthe prend la relève, la fourchette levée, les pommettes déjà éclairées par les hors-d’œuvre et les apéros.
— Parle-moi-z’en pas, Alexandre-Benoît ! fait-elle, j’en frémis rien que d’en causer.
— Je vous avouerai que je ne crois pas beaucoup aux fantômes, déclare la douce voix de Félicie.
Elle est commak, M’man. Le courage de ses opinions, toujours. Ambroise, ça le déclenche, le ferme et aimable scepticisme de ma brave femme de mère. Sa moustache à l’horizontale, effilée comme un fusil de boucher, frémit.
— À vrai dire, chère madame, murmure-t-il, je ne suis guère enclin à y croire personnellement ; cependant, devant certains faits troublants, je dois bien convenir que…
Il n’achève pas sa phrase, laissant à chacun le soin de lui donner le prolongement qu’il souhaite.
— D’après ce que m’a raconté Béru, fais-je, les manifestations sont purement auditives : cris, appels, plaintes, musique d’orgue ?
— Pas seulement, décrète Ambroise-le-mystérieux. Pas seulement ! Il se produit également des phénomènes visuels.
— Lesquels, par exemple ?
— Les coussins qui voltigent, les lumières qui s’éteignent, les volets qui claquent bien qu’ils fussent fermés…
Je hausse les rudes mécaniques dont Félicie et le Seigneur m’ont fait cadeau en guise d’épaules et je décrète :
— Bref, du classique. Rien n’est incompréhensible, mes bons amis. Tout phénomène comporte une explication rationnelle qu’il s’agit de découvrir…
Je sors une pièce de monnaie de ma poche, la fais scintiller à la lumière de la lampe avant de l’escamoter d’une pichenette.
— Pour un enfant, ce tour de passe-passe des plus classiques est un acte magique. Vos manifestations ne sont, en un peu plus poussé, que le truc de la pièce volatilisée… dans ma manche.
Je vois bien que ça l’énerve un brin, le cousin Ambroise, ma suffisance. C’est un positif, pourtant, mais il a la fierté de ces fantômes qui jettent le discrédit sur le domaine. C’est devenu une sorte d’institution rurale, l’esprit malin du Franc-Mâchon.