— Que dit-on de tout ça dans le pays ? questionné-je.
Il secoue lentement sa forte tranche emmitouflée dans la couperose.
— Dans les campagnes, vous savez, commissaire, on a toujours une jolie légende pour expliquer le surnaturel par du surnaturel. Les vieux racontent qu’à l’époque où le domaine n’était qu’une ferme, la femme du fermier eut des complaisances pour un valet trop beau luron. Le maître les surprit en train de bien faire et courut décrocher son fusil, mais le domestique, plus jeune que lui, donc plus prompt, l’étrangla proprement puis, voulant transformer son meurtre en suicide, s’en fut accrocher le patron à une poutre de la grange.
— Quelle horreur ! s’exclame Berthe, comment une riche fermière peut-elle s’abaisser à coucher avec son domestique ?
— Le démon de la chair a toutes les audaces, ma chère amie, lui dis-je. Vous ne pouvez le comprendre car vous êtes une épouse vertueuse, mais certaines femmes à la cuisse légère sont prêtes à s’abandonner aux amours les plus ancillaires.
Elle souriait d’aise au début de ma phrase, mais un air vaguement crispé succède à sa satisfaction.
Histoire de dissiper la gêne de cette reine de l’extase sous meule de blé, je reprends le thème qui nous tient à cœur.
— Les gens d’ici prétendent que c’est l’âme du cocu étranglé qui hante ce domaine ?
— Évidemment, fait Ambroise.
— Et le valet de ferme, a-t-il été démasqué ? s’inquiète M’man.
— Non, jamais, répond Ambroise.
— Alors, comment t’est-ce qu’on a su la chose ? positive Béru.
— Le remords tenaillait la fermière. Quelques années plus tard, elle a perdu la raison et s’est mise à parler.
Le docte, le sentencieux, l’incollable Béru objecte avec son inaltérable bon sens :
— Si elle roulait sur la jante, la vioque, rien prouve qu’elle inventasse pas c’t’histoire d’assassinat !
— En effet, s’écrie la mignonne Angélique, moi qui frissonne toujours à l’idée qu’on aurait tué quelqu’un ici !
— Cher ami, dis-je au fermier, j’espère que vous ne verrez pas d’inconvénient à ce que je passe la nuit dans la chambre hantée ?
On rit, on boit ! Berthe a les jetons. Elle veut pas que son Béru la laisse seulâbre cette nuit. La nuit dernière, elle avait tellement peur, seule dans sa chambre, qu’elle a appelé son cousin pour qu’il lui tienne compagnie. Ambroise, à cette évocation, rougit sous sa couperose. Le Gros proteste comme quoi il voudrait, malgré la pénible nuit précédente, réitérer l’expérience en ma compagnie. Il veut jouir de ma frime, me prendre en flagrant délit de frousse, me voir le trouillomètre à zéro. Mais sa mégère tient bon. Du reste, je tranche le débat avec tact et énergie.
— Non, Gros, dis-je, ce genre de cérémonie se célèbre seul. La peur est une forme de volupté qui se partage mal.
Comme il s’est pas mal dépensé avec la blonde Thérèse et qu’il a passé une nuit blanche avec sueur froide et tifs à la verticale, il se laisse convaincre.
Après qu’on ait bu, rebu, fait des rébus et mis la grand-mère au rebut à la fin des informations, Ambroise va décrocher un trousseau de fortes clés à un clou planté dans le fronton de la cheminée.
— Si vous voulez bien me suivre, commissaire…
J’embrasse M’man qui me sourit avec confiance et je dis un au revoir général.
On contourne le corps de ferme et on débouche sur l’esplanade. La lune répand une clarté blême qui donne de la densité aux choses. La piscine abandonnée est maintenant un trou noir et béant, terriblement inquiétant.
Le maigre perron aux marches livides ressemble au praticable d’un échafaud. Bref, je vous prie de croire que l’ambiance est créée. Pas besoin d’en rajouter. Même si elle n’était pas hantée, cette taule filerait les copeaux aux hypersensibles et de l’énervement aux esprits forts.
Ambroise sifflote entre ses dents noircies par le tabac. Est-ce pour se donner du cran ? Ses clés tintinnabulent dans leur anneau de fer. On dirait le trousseau d’un gardien de prison, ou d’un guide de musée. Ses lourdes semelles cloutées raclent les pierres lisses des marches. Il fourrage dans la serrure. Rien ne manque à la séance, pas même le sinistre grincement des gonds. Bien entendu, à l’intérieur ça pue le moisi et il y règne cette louche fraîcheur, un tantinet sépulcrale, des maisons fermées (alors qu’il fait si douillet dans une maison close.) Le cousin donne la lumière. Une lanterne vaguement Louis XVI, agrémentée de toiles d’araignées, diffuse une lumière morose, à la faveur de laquelle néanmoins je découvre un grand hall carrelé de dalles disjointes. Un escalier à la rampe de fer forgé part à l’assaut du premier étage.
— C’est en haut, fait Ambroise.
— Je peux jeter un coup d’œil aux pièces du bas ?
— Bien sûr…
Des doubles portes gonflées par l’humidité… Je vois un grand salon bête et lugubre, avec portes-fenêtres plein cintre et cheminée de marbre. Les tapis sont roulés, les sièges recouverts de housses, les meubles tristes à vous démantibuler la vessie.
En face, c’est la salle à manger, du même tonneau, et puis l’office. Dans une maison abandonnée, c’est toujours la cuisine, la pièce la plus sinistre. Un fourneau rouillé, un robinet d’évier qu’on sait stérile, un réfrigérateur démantelé, ce sont autant d’images qui ne pardonnent pas, qui vous heurtent, vous affligent.
— Très bien, montons…
Au premier sont les chambres. Il y en a quatre, de belles dimensions, mais l’une d’elles passe les normes, vraiment. Faut pas être agoraphobe pour pioger dans ce désert. Dites, le Sahara, c’est un jardin d’hiver à côté ! Il a beau être à baldaquin, le plumard, il est perdu dans cette immensité, comme le France dans l’Atlantique. Surtout que le mobilier est plutôt chétif, comparé à l’espace disponible. Deux fauteuils, une table ronde, une armoire à pointes de diamant… Et puis alors, terribles dans cette pièce, anormales (et même anormales supérieures), barbares, formidables : les orgues annoncées à l’extérieur. Elles occupent tout le fond de la chambre. Elles font peur. Cet accessoire de cathédrale, planté dans un lieu de repos avec sa symphonie de tuyaux, sa machinerie, ses claviers, ses tirettes répertoriées, croyez-moi, c’est pas supportable. Il devait avoir des idées biscornues, le musico aveugle, pour bivouaquer dans ce palais des mirages. Téméraire de crécher dans un machin aussi vaste quand on ne peut pas faire de vélo. Maintenant qu’il existe les petites motos japonaises, à la rigueur, on pourrait s’en accommoder… Ou alors installer des buffets sur les pourtours, manière de se ravitailler pendant les déplacements.
« Voyage autour de ma chambre », qu’il écrivit, Xavier de Maistre ! Il aurait bergé dans une caverne commak, c’était carrément la croisière autour de ma chambre !
Les murs marqués par l’humidité sont tapissés d’un papier sombre et cloqué dont le motif échappe, tellement l’ensemble est brun foncé. Doit y avoir des corbeilles de fleurs noires, avec des rubans marron foncé. C’est d’un folichon !
— Qu’en dites-vous ? demande Ambroise en baissant le ton.
Je jette ma petite Samsonite sur le pageot-pour-roi-de-France-en-tournée-d’inspection.
— Ça me rappelle les catacombes, en moins gai, dis-je. Si les revenants ne se plaisent pas ici, c’est à désespérer de la survie. On n’a rien négligé pour leur confort !
Il part d’un rire mesuré et demande en me désignant la morne plaine encaustiquée d’un geste large de semeur (V. Hugo) :
— Toujours décidé à risquer l’expérience, commissaire ? Je vous préviens loyalement qu’elle n’a rien d’une partie de campagne.