— Ça vient ! ahané-je.
— En effet, admet le Paisible, mais ça n’est pas la fougère qui vient, c’est le sol.
J’incline la tête. En effet, chose effarante, une sorte de trappe s’ouvre dans la terre. Une trappe étroite dont le dessus est garni de mousse. Le panneau en question mesure à peu près 50 x 60. Il est lourd parce que en ciment et très épais. Je le rabats sur le côté. Déjà, armé de sa lampe, Pinaud examine l’orifice béant entre nous.
— Y a une échelle de fer, annonce-t-il.
À mon tour je sonde les profondeurs dévoilées. Un puits exigu s’enfonce dans le sol, dont le maigre faisceau de la loupiote ne nous permet pas de découvrir le fond.
Quel obscur génie a guidé Pinuche jusque-là ? Quel instinct puissant l’a incité à faucher les plantes sur les lieux des disparitions ? Je lui pose ces questions sans plus attendre. Il secoue la cendre du bout de papyrus roulé entre ses lèvres minces et hoche le sourcil.
— Tu comprends, San-A., vous autres qui avez vécu les événements et qui avez été traumatisés par eux, vous ne pouviez plus raisonner froidement, moi, je ne savais rien. Je rentrais de la pêche, l’esprit limpide. Béru me met au courant. Immédiatement j’ai réalisé qu’il y avait FATALEMENT quelque chose à découvrir ici. Tout mystère est explicable, chaque tour de magie comporte un truc.
Déjà je caracole de la pensée en tête du peloton. On n’a pas foré un puits au milieu de la forêt uniquement pour kidnapper des mômes. Je crois au contraire que c’est parce que les mômes disparus avaient découvert ce passage qu’on les a kidnappés.
— Allons-y ! décidé-je.
— Dis voir, murmure la Vieillasse, tu ne penses pas qu’on devrait aller chercher des renforts avant de foncer tête baissée dans ce trou ?
— Va chercher qui tu voudras, Banane ! Moi je ne peux attendre une seconde de plus.
Et votre San-Antonio opère séance tenante sa descente aux enfers.
— Moi, ce que je t’en disais, c’était simple question de prudence, bougonne le Fripé en m’emboîtant l’échelon.
Vingt-six barreaux exactement. Vous parlez d’une balade de termite, mes chéries. Je sens que les barres de fer sont rouillées sous mes doigts ; de quoi je déduis, tant est vive ma sagacité, que l’échelle n’est pas de la première jeunesse. Conclusion, ce mystérieux passage existe depuis un bon bout de moment. À quelles fins l’a-t-on réalisé ? Je donnerais illico la plus grande échelle de pompier de la caserne Champerret pour le savoir. Ce qui nous chanstique le mental, dans ce foutu métier, ce sont tous ces points d’interrogation qui fourmillent sous nos pas. De vrais chevaux de frise par moments ! On a beau essayer de les enjamber pour passer outre, y en a toujours un, plus audacieux que les autres, qui vous accroche la cheville, comme la badine à Chaplin accrochait les pinceaux des passants. Car en fait, tout génie mis à part, il était un peu vachard, Charlot, quand on y réfléchit ses gags ne sont pas très généreux, et la plupart du temps, c’est le pauvre quidam de la rue qui lui sert de tête de trucs.
— Dis donc, c’est profond, déclare le bêlant.
Sa voix est réverbérée par des échos caverneux, riches en salpêtre.
En quel cul de basse-fosse descendons-nous, semblables à deux braves grenouilles dans leur bocal refoulées par la pression atmosphérique ?
Le vingt-septième barreau n’existant pas, je finis par mettre pied à terre. Plus justement je devrais dire pied à eau, car j’ai de la baille jusqu’aux mollets.
Nous voici dans les entrailles de la Terre, mes aminches ! La calbombe de Pinuche arrache aux ténèbres des turbulences géologiques qui ressemblent à des intestins stratifiés. C’est jaunâtre, luisant, suintant.
— Un souterrain, hein ? déclare César Pinuche qui vient de me rejoindre.
Il paraît tout surpris, le candide.
— Tu t’attendais à débarquer au sommet du Mont-Blanc, la Relique ?
Je regrette que sa lampe ne soit pas plus forte. Son faisceau est aussi maigrichon que Pinuche. Il porte à deux mètres à peine, ensuite il devient diffus et s’achève en mayonnaise.
Le boyau n’est pas large. Béru aurait du mal à s’y mouvoir. Il s’enfonce à gauche et à droite du puits à travers un univers cloaqueux. On entend le clapotis sinistre de l’eau dégoulinant dans de l’eau.
— J’ai bien fait de ne pas me changer, se réjouit mon compagnon. On prend par où ?
— À toi de choisir, après tout, ce souterrain est un peu ton enfant, comme qui dirait…
— Gauche ! fait-il résolument, en homme qui n’oserait même pas déposer dans une urne son bulletin de vote de la main droite.
— C’est parti.
Je me mets en route, le dos plus voûté qu’une nef romane, mes belles tartines italoches enfoncées dans un liquide glacé. Nous parcourons une dizaine de mètres avant de nous heurter à un éboulis obstruant complètement le passage. Cet affaissement de terrain semble ancien à en juger par la croûte calcaire qui l’enveloppe.
— Demi-tour à droite, droite !
Maintenant c’est l’Engelure qui se trouve en tête. Je lui refile la loupiotte pour lui permettre d’ouvrir la marche. Le cher homme avance d’une allure modérée. Ses bottes font un bruit de pompe à merde surmenée. Il sent le poissecaille, Pinauchose. Parfum à la carpe de la tête au pied. Tout à l’heure, dans sa chignole, je croyais que ça venait de ses bottes de caoutchouc, cette odeur si peu arabique, mais mon sens olfactif se berlurait. Ce sont les fringues du débile qui reniflent la marée montante. Toute sa personne est imprégnée fortement d’un remugle d’étang qui s’exalte dans ce conduit exigu.
Floc-flaouche ! font les tartines de la Vieillasse.
On dépasse notre trou d’entrée. Je lève machinalement les yeux vers l’orifice couronné d’une clarté blonde, imité par Pinaud.
— J’aurais dû éteindre mes phares, se lamente le Fossile, ma batterie est en train d’en prendre un vieux coup !
La perspective de se farcir cinquante-deux échelons pour un aller et retour express ne lui souriant pas, il continue sa route tortueuse.
Rien n’est plus difficile à évaluer qu’une distance souterraine. La chair lourde du sol paraît s’ouvrir devant nous et se refermer immédiatement après notre passage. C’est un peu angoissant. Si jamais notre croisière est longue, la torche électrique nous souhaitera le bonsoir avant que nous ne débouchions au terminus. Déjà que son rayonnement est faiblard…
— Tu devrais te remuer le panier, Pinaud, sinon il nous faudra des cannes blanches pour terminer le parcours.
Docile, il force l’allure. Nous cheminons sans parler.
Ça dure, c’est interminable. Je m’attends à découvrir une clarté, mais au-delà du faisceau pâlissant de notre lampe, les ténèbres continuent, hermétiques.
Floc-flaouche !
Toujours cette eau glacée et visqueuse à la fois. Le voyage au bout de la nuit. Mais existe-t-il une extrémité à cette nuit opaque ? Ici les ténèbres ont une espèce de consistance. Elles pèsent sur nous, pétrissent nos visages, ralentissent nos pas…
Où allons-nous de la sorte ? Je songe à Marie-Marie qu’on a entraînée dans ce chemin de nuit quelques heures plus tôt ! Comme elle a dû prendre peur, la pauvrette !
— C’est exténuant, fait l’Essoufflé.
Mon pantalon s’est mis en torche et colle à mes mollets. Mes souliers sont deux masses argileuses que je soulève avec de plus en plus de difficultés. J’envie les bottes de Lapinuche.
— Ça fait combien de temps qu’on marche ? s’intéresse ce dernier, au moins trente minutes, non ?
— Environ.
— Et on fait du combien à l’heure ?