Je considère la gangue de boue enveloppant mes tiges.
Bye-bye les délicats escarpins de chevreau glacé. Des tartines à cent cinquante points, mes drôles ! C’est pas la Sécurité sociale qui va me les rembourser ! Je ne pourrai plus les porter, même sur ma note de frais !
J’arrache une touffe d’herbe afin de me décamoter le plus gros. J’ai l’air d’une statue pas finie.
— Vois-tu, Pinuche, je continue à ne rien piger à ce bigntz, avoué-je. Des types qui s’offrent un trajet aussi harassant dans ce boyau merdatoire pour kidnapper des lardons en forêt, ça ne fait pas vrai.
— Il s’agit sans doute d’un sadique ! hypothèse l’entrechat-botté. Le fait qu’il n’a pas réclamé de rançon tendrait à le laisser croire.
Un sadique. Je frissonne en évoquant Marie-Marie dans les griffes d’un déséquilibré. Tout en moi crie « non ».
— Penses-tu, repoussé-je d’un ton que je devrais faire assurer par les Lloyd’s tant il est mal présentement. Les petits disparus sont de sexes différents, alors qu’un sadique est constant dans sa perversité, d’autre part, il agit seul, fatalement. Or, le ravisseur de Marie-Marie avait un complice : l’homme qui a tué notre collègue Merdoche… Enfin…
— Enfin quoi ? bêle l’empêcheur de carpes.
— Un sadique tue ses victimes après usage. On aurait retrouvé les cadavres.
— Dis voir, San-A… On ne pourrait pas retourner à la voiture ? Si par hasard ma batterie n’est pas complètement morte…
Il est prêt à mourir pour la batterie, cézigue-pâte !
— Oh ! moule-moi avec ta boîte de conserve…
Accroupi sur une grosse pierre, les coudes sur les genoux, la tête dans mes mains, les yeux dans le vague et le vague à l’âme, j’échafaude, je suppute, j’entrevois, je décisionne.
Établir une planque dans les ruines, pour le cas où nos kidnappeurs réemprunteraient le souterrain ?
D’accord, mais ça c’est la routine… Il doit y avoir mieux à faire dans l’immédiat.
Je songe au bouton trouvé dans l’arbre. Postes Royales Françaises. L’Abbaye de Hautecouille !
Chose curieuse, la Vieillasse ne moufte pas et paraît, elle aussi, perdue en ses pensées, loin de ses tracasseries automobiles.
À bout d’un instant, elle réprime un léger bâillement d’honnête homme qui s’ennuie et déclare :
— Y a pas de raison !
Cette sibylline affirmation éveille mon intérêt assoupi.
— Je t’écoute ?
— Ce trajet dans le souterrain, San-A. c’est une expédition de spéléologue. Regarde un peu dans quel triste état nous sommes à présent !
— After ?
— Ces enlèvements ont tous eu lieu en plein jour.
— Et alors ?
Il se fouille, déniche un mégot de l’année dernière dans la poche de sa veste imperméabilisée et le vrille entre les poils rectaux de sa moustache.
— Un type débouchant de cette taupinière se ferait remarquer, surtout qu’il y passe beaucoup de monde dans la journée devant l’Abbaye de Haute-couille.
— Il doit avoir une voiture qui l’attend…
— Tu te vois grimper dans une auto, crotté comme tu l’es ?
— Le zig est sans doute moins méticuleux que toi ou peut-être use-t-il d’un véhicule utilitaire ?
Pinaud allume son scarabée mort. La haute flamme du briquet éclaire confusément sa pauvre bouille tuméfiée. La Vioquasse tète le mégot, le retire de sa bouche anale, passe sa langue sur sa moustache pour éteindre le discret incendie qui s’y déclare et ramène son bout de muqueuse racornie dans sa margoulette afin d’émettre un point de vue d’une rare pertinence.
— Ces ruines sont classées, San-A. En fait de quoi, si tu veux bien regarder, elles sont entourées d’une chaîne fixée à des bornes de pierre. Cette chaîne est facile à enjamber, certes, mais elle interdit l’accès de tout véhicule à proximité des ruines. Par voie de conséquence, le kidnappeur aurait dû laisser son véhicule dans l’allée. Outre que le stationnement y est interdit, poursuit l’amer des sagaces, je te laisse mesurer l’imprudence que cela constituerait pour cet homme. L’imagines-tu crépi de boue avec un enfant volé dans les bras se précipitant vers une automobile qu’un garde est peut-être en train de verbaliser ? Je me refuse à admettre une telle inconséquence de sa part.
Écoutez, mes brebis cajoleuses, on dira ce que vous voudrez de Pinuche, mais son bulbe ne patine pas !
Impec, cette démonstration. Sa pensée marche pas avec des béquilles, ou en tout cas elle suit le droit chemin.
— C’est pas bête, César, c’est pas bête du tout…
Encouragé par ces vibrantes félicitations, Pinaud reprend la houlette du pèlerin de la déduction.
— Je serais porté à croire, San-A., que l’individu en question, lorsqu’il sort du souterrain, emprunte un autre chemin que l’allée.
Il y a parfois des moments harmonieux, mes aminches. Des moments rarissimes où la nature se met à votre unisson[7]. Ainsi, par exemple, à cet instant, la lune… Et pourtant, elle n’a pas une bonne réputation, la lune, mes amours. Ça n’est pas la Pascal des satellites. Qu’elle soit rousse ou de miel, pleine ou nouvelle ; qu’on lui aboie ou qu’on en tombe, elle a une réputation identique au dargeot de Bérurier. Malgré tout, la voilà qui se manifeste triomphalement.
De même que l’imprimerie éclaire la pensée de l’écrivain, la lune éclaire celle de Pinuche. Elle vient de larguer ses nuages et, d’un seul coup d’un seul, elle illumine la forêt. Les ruines se déruinent dans la clarté blanche de l’astre mort. Des pans de mur, des tronçons de colonne, des reliquats de fenêtre à meneau, des morceaux de voûte s’éclairent.
Les haillons de l’Abbaye de Hautecouille son-et-lumièrent magistralement (le son est dû à mesdames les chouettes, à messieurs les hiboux et à leurs camarades chats-huants). Je me dresse comme un farfadet sur la lande bretonne.
— Profitons de ce coup de projecteur céleste pour mater les lieux ! enjoins-je.
Docile, la Vieillasse se lève. Nous retournons à l’orée du souterrain pour étudier la topographie.
À gauche, à droite, des ronces s’échevèlent. Au-delà de ces barbelés naturels, la forêt repart… Nous contournons de part et d’autre la surface ronceuse avec la colonne vertébrale à l’équerre. J’avance dans les mauvaises herbes, à petits pas prudents, examinant bien le sol avant d’y poser mes pieds.
— San-A. ! appelle l’Homme-fossile, viens un peu par ici !
Je cours le rejoindre. Pas d’erreur : c’est son apothéose aujourd’hui, à Lapinaud. Tout lui réussit. Il devrait foncer dans un tabac de nuit pour acheter un bifton de la Loterie. Notez que ça ne veut rien dire, car s’il a la pestouille le jour du tirage, son bifton, il pourra en tapisser ses goguenuches.
— Regarde ! me dit-il.
À cet endroit, les plantes épineuses ont été foulées et des petites mottes de glaise ponctuent le passage d’un homme.
— Quelqu’un a traversé cet espace, souligne le Pertinent. Et le quelqu’un dont je parle avait autant de boue que nous à ses chaussures. Je suis prêt à te parier une bouteille de Muscadet que si on analysait cette boue, on trouverait qu’elle provient du souterrain.
La joie, tout comme le chagrin, rend l’homme injuste. Au lieu de voter à mon ami Baderne-Baderne les compliments qu’il mérite, je le bouscule pour foncer sur la piste fraîche.
Les traces de boue filent en direction de la forêt. Elles y pénètrent. À cet endroit, le bois se fait bocage. Il est bas, grêle, planté d’essences nouvelles. On y trouve des grognaciers nains, des fulbériouloux protubérants, des albiccocots sauvages, des mouvedecurvilles desséchés, des sarapaux à feuilles persistantes et quelques vénérables érables veinés. Toujours des traces sur le sol. L’homme portait des bottes… Je le vois à la largeur des empreintes, aux grosses striures qui les déguisent en empreintes de pneus.
7
L’expression n’est pas correcte, mais comme j’em… les syntaxeux ça n’a autrouducune importance.