Le « badaboum » fait se sauver deux chats en chaleur et taire une paire de chouettes en train de s’égosiller dans les peupliers voisins. Sitôt la briquette virgulée, je me suis jeté à plat ventre sous le banc de pierre placé à droite de la porte.
« Voir et attendre ! »
Ce que j’espère se produit : le dénommé Daudeim enjoint à son jardinier d’aller se tuyauter.
— Je m’occuperai de cet homme, assure-t-il, parlant de Pinaud.
Le bruit caractéristique d’un tiroir qui s’ouvre me fait comprendre qu’il s’empare d’un revolver. Le malabare au fusil sort en courant. Il a dû être fusilier marin, cécoinsse. La Baie d’Along ! Les 45 jours de Pékin ! La charge héroïque dans les rizières saccagées, pleines de mines et de cadavres !
Il fonce comme un dingue, contourne la maison, disparaît vers des régions ignorées. Ce que voyant, le futé San-A. rampe jusqu’à la porte restée ouverte et pénètre dans le moulin. En face de la porte y a un escadrin recouvert de poil de vache. À droite une lourde vitrée donne sur le livinge où se tiennent la Vieillasse et le mètre de sept lieux[9]. Par chance, ce dernier me tourne opportunément le dos. Plus silencieux que la main du pickpocket dans la poche d’un costume de velours, je traverse l’entrée et m’engage à toute vibure dans l’escalier. Au passage j’ai eu le temps d’accrocher l’œil atone de Pinaud qui s’étonne. Vaut mieux, dans cette conjoncture, accrocher l’œil de Pinaud qu’une potiche chinoise. En trois enjambées j’ai gravi les dix-sept marches menant au premier étage. Ouf !
Non, pas ouf ! Car voici précisément que la porte d’une chambre s’entrouvre et qu’un jeune type mal réveillé passe sa frime par l’entrebâillement en annonçant :
— Je vais voir ce qui se passe.
Il entrevoit seulement.
Et encore pas tout !
Car il n’a pas le temps d’entrevoir mon poing qui lui arrive directo à la galoche pour un crochet fulgurant. Le gus exécute un saut périlleux en arrière et se déguise en descente de lit. J’entre vivement dans la pièce, referme la lourde, donne un tour de clé avant d’examiner les lieux.
La chambre est confortable, meublée d’un grand lit portugais à colonnes torsadées dans lequel une fille nue est assise. Morbleu, l’inoubliable vision ! D’abord parce qu’elle est assise en tailleur, ce qui me permet de constater qu’elle est vraiment châtain clair, ensuite parce que la dame qui a fignolé ce petit sujet mérite la palme du meilleur ouvrier de France. La jeune personne est carrossée par Pinofarineux, avec une calandre profilée à l’extrême, des antibrouillards incorporés, une suspension Vénus, une paire de cylindres en ligne, un double arbre à came en tête, un carburateur vertical, un levier de vitesse en plancher, et un cerveau-frein qui ne doit pas patiner avec l’amour.
Refroidissement à eau, œuf corse ! Ça se voit avant qu’on prenne place que la tenue de route est impec.
La fille a des yeux bleus-très-sombres où des reliquats de sommeil achèvent de s’évaporer. Elle en profite pour regarder tour à tour son petit copain K.O. et votre serviteur. Cherchant à établir une relation entre le menton du premier et le poing du second.
Je souris à cette merveilleuse nymphe :
— Excusez-moi si je vous demande pardon, mon chou, lui dis-je, mais j’ai cru comprendre que votre camarade souffrait d’insomnie…
— Qui êtes-vous ? demande-t-elle d’une voix rauque, le genre de voix qui vous fait tirebouchonner les muqueuses.
— Un personnage tellement insignifiant que ça ne vaut même pas le coup d’en parler, réponds-je.
— Que désirez-vous ?
Je louche sur ses charmes.
— Si je vous disais, vous penseriez que j’abuse de la situation.
Paroles malheureuses ! Ramené au sens des réalités, elle se drape… dans le drap, justement !
Moi, vous me connaissez ? Une fois lancé dans le téméraire, pour m’arrêter il faut mobiliser la troupe et dresser des fortifications à la Vauban. Profitant de ce que le partenaire de la môme continue de volplaner au pays des archanges-gardiens, je le roule dans le tapis et ligote le tout avec les bas de la môme accrochés à l’accoudoir d’un fauteuil.
Elle me regarde agir sans réagir. Elle pourrait rameuter la maisonnée, se ruer vers la porte, me flanquer la lampe de chevet à travers la pipe. Au lieu de tout ça elle demeure sagement assise sous son drap.
Elle est vaguement craintive, plutôt intéressée. C’est le genre de souris qui sait subir une situation nouvelle sans se croire obligée de jouer Carmen.
— Soyez gentille, petite fille (car je suis sûr que c’est une fille, vous pensez bien que je ne prendrais pas l’initiative de l’appeler ainsi sans en avoir la certitude), ouvrez-moi la porte de la salle de bains !
Elle hésite, mais mon œil est plus péremptoire que ma voix. Alors elle quitte le lit en arrachant le drap pour pouvoir continuer de voiler sa pudeur, traverse la chambre, pousse une porte.
— Restez où vous êtes, mon petit fantôme, j’arrive !
À l’arraché, je cramponne le tapis avec son contenu. Quatre secondes plus tard, le tout repose dans la baignoire.
— Maintenant, mon cœur, on va rester tranquille un bout de moment, vous et moi, lui dis-je. Couchons-nous et éteignons en attendant…
— En attendant quoi ?
— Que le calme soit revenu dans cette maison.
Pourquoi agis-je de la sorte ? À cause d’un regard, mes loutes. Celui que le sieur Daudeim a jeté sur les bottes boueuses de mon camarade Pinuche. Bien que je fusse à trois mètres de lui, j’ai parfaitement vu dans les yeux de cet homme qu’il tiquait. Non pas parce que Pinaud souillait le beau carrelage encaustiqué de sa maison, mais parce que cette boue lui rappelait quelque chose ! Vous allez dire qu’il inculque les mouches, votre San-A. Qu’il prend ses désirs pour des raies alitées. Qu’il joue les voyants lumineux. Qu’il sherlockolmese de la coiffe. Qu’il cherche l’épate (Lustucru). Qu’il improvise. Soit ! Dites ! Vous ne l’empêcherez pas d’obéir à ses impulsions secrètes. San-Antonio, contrairement à la plupart des gens, ne s’écoute pas parler. Lui, il s’écoute penser !
— Mais qu’est-il arrivé ? ne peut-elle se retenir de questionner.
— Ce qui devait arriver, ma belle ! Allez, au dodo ! Si quelqu’un toque à votre porte, répondez que votre camarade dort, dites qu’il a pris des cachets, inventez n’importe quoi. Il serait idiot de me pousser aux pires extrémités.
D’une main ferme je la refoule vers le plumard. Elle se couche.
En homme bien élevé je pose mes pompes avant de m’allonger près d’elle. Elle regarde le plafond d’un air songeur.
— C’est marrant, soupiré-je, vous ressemblez à un portrait d’Électre qui ornait mon bouquin de français, classe de sixième.
Comme elle ne réagit pas, j’y vais de mon calembour 42 ter, celui qui a reçu l’imprimatur de Malraux.
— Ça ne vous ennuie pas que j’Oreste, chérie ?
CHAPITRE VI
ALLO ! ALLO ! NE COUPEZ PAS !
L’obscurité et le silence sont les deux mamelles du sommeil. On dirait que le cachet de Félicie me refait de l’effet. J’ai la pensarde qui dodeline ! Mince, faut réagir, mon lapin, sinon tu vas louper le coche, et ce serait dommage, vu que le prochain départ de la diligence risquerait de se faire attendre.
De sentir la présence de la fille nue, à moins de trente centimètres, ça m’incandescente le moral. Je me retiens de porter la main sur elle, redoutant les réactions de mademoiselle. Avec les bergères on ne sait jamais. C’est toujours quand vous les croyez fidèles qu’elles vous encornent, quand vous les croyez domptées qu’elles vous délaient de la poudre à doryphore dans le potage. Celle-ci a eu la bonne idée de jouer « Les Contemplations », seulement elle peut modifier son programme brusquement. Sa soumission peut déclarer forfait. Alors prudence. Mets tes ardeurs en bandoulière, mon San-A. Et puis quoi, t’as d’autres chats à fouetter (ou à caresser), non ?
9
San-Antonio a voulu dire “le maître de ces lieux”, naturellement, mais lui, vous le connaissez ?… Ah ! là, la !