Bref, je vous apprenais que la môme Joan ne possédait plus de visage, ce qui est foutrement regrettable lorsqu’on en a eu un aussi bathouze que le sien.
— Mon Dieu ! m’écrié-je en catholique romain, que s’est-il passé ?
Pinaud arrache un napperon de dentelle d’une table naine et en couvre pudiquement la tête de la jeune femme.
— Je vais t’expliquer. Ayant suivi toute votre conversation par l’interphone que voici… (Il me désigne un abat-jour de métal, genre luminaire Scandinave) je me suis empressé de changer de cachette lorsque je t’ai entendu dire que je me tenais sous le canapé.
— Où t’es-tu mis ?
— Dans ce placard.
— Ensuite ?
Ouf, je me retrouve. Les effets de l’injection s’estompent enfin.
— Tu m’as appelé, mais naturellement, comprenant qu’elle voulait m’anéantir, je me suis bien gardé de répondre. Cette dame est donc venue ici, tenant à la main un étrange appareil qui…
— Je sais, continue…
— Par la porte entrouverte du placard, je suivais ses faits et gestes. Elle est allée droit au canapé, s’est agenouillée devant… Alors, comprenant qu’il me fallait profiter de sa position pour agir, j’ai ouvert grand le placard et lui ai lancé cette mitraillette dans le dos. Elle est tombée en avant. Le machin qu’elle avait en main s’est déclenché. Il y a eu une grande clarté… Et regarde !
Je m’approche. Le canapé est roussi sur une surface circulaire assez large. Il y a également un trou dans la moquette. Je ramasse la caméra, darde l’objectif contre le mur et presse la détente. Un bruit soufflant, pareil, vous le devinez, à celui du vent dans une cheminée ancestrale, retentit. Le mur devient noir.
Tu parles d’une caméra, mon neveu. Elle transforme les sujets les plus positifs en négatifs.
— En somme, balbutie Pinaud, elle voulait m’anéantir avec cet appareil du diable ?
Je m’abstiens de confirmer. Depuis que ma lucidité pleine et entière m’est revenue, j’étudie quelque chose…
— Tu vas aller dans le laboratoire et faire du bruit, César.
— Du bruit ?
— Siffle, chante, éructe, borborygme, pianote, fais n’importe quoi, mais manifeste-toi de façon sonore, il faut que je trouve l’interrupteur du système de phonie.
— Ça t’avancera à quoi ?
— Peut-être cela me fournira-t-il une indication en ce qui concerne le contacteur de la porte d’entrée, hé, invertébré !
— Pas bête, reconnaît l’aimable rescapé de la lampe à dessouder. Il s’éloigne. J’entends le bruit bourrinesque de son pas décroître dans le couloir, puis redevenir présent par le truchement de l’appareil acoustique.
déclame la Vieilloche. Tu me reçois bien ?
— Au poil ! glapis-je. Continue, mon vieux Rodrigue.
poursuit l’obscur Corneliphone.
Tandis qu’il se désalexandrine mornement, je me mets en devoir de tripoter tout ce qui se trouve à ma portée. Les commutateurs, les lampes, les pieds de lampadaire… Nothing ! L’organe clapoteur du Débris continue à me verser des rasades de Cid (de Normandie, vu que le gars Corneille, hein ?).
Je soulève les tableaux. Je déplace les meubles tachant à refaire tous nos gestes de la nuit.
En vain.
Pinaud a fini sa tirade. Sans reprendre souffle, il enchaîne avec Ruy Blas.
Je mate un tableau fin représentant une nature morte (pas tout à fait aussi morte que Joan cependant) dont la composition est la suivante : une bouteille d’alcool, une pipe en terre, une pie-panthère, un journal (c’est le numéro 424, centième année, du « Hair-Dresser », le quotidien de l’élite) le tout groupé autour d’un phonographe à pavillon.
Moi, vous me connaissez ? Inventif à mes heures creuses. L’esprit plus aigu qu’une fourchette à escargots. Quel instinct me pousse à saisir le tableau ? Mystère et passage-à-niveau. À peine ai-je exécuté mon geste que la bavasse du Vioque décroît…
Top ! C’est coupé.
Dites donc, baronne, dites donc…
Je raccroche le tableau… Le noble organe du Caverneux me revient à toutes ondes dans les trompes.
Ça marche à la cellule dans cet appartement, mes guignolets chéris. Ou au transistor vilbroqué. Peut-être même au sporado-gougnazal-inversé, allez donc savoir avec ces scientifiques. Il suffit de placer le tableau de guingois pour que le relais sonore s’interrompe.
Pendant ce temps, Pinuche, jugeant qu’il en a quine de la déclamation, entonne « Sambre et Meuse » avec une voix de baryton décalcifié qui lui vaudrait une pluie de monnaie au carrefour des Gobelins et une pluie de tomates à l’Opéra.
Soucieux d’économiser ses cordes vocales (qui ne sont que des ficelles) je le hèle. Il arrive en continuant de chanter, donc au pas.
— Tu as trouvé ? s’interrompt l’Organique.
— Oui.
Généreusement je lui démontre le système. On passe dans le couloir. Plusieurs gravures assez insipides mettent des petites touches de couleurs sur le mur lisse. Je fonce droit vers l’une d’elles qui représente le téléphérique assurant la navette Vazy-Mont Kiki dans le massif des Pudubek, au nord-ouest de la baie d’Hudson quand on descend de la mairie.
L’ayant décroché, je vais tirer la lourde. Rien !
Un vrai cauchemar, cette porte, mes petites loutres. Je renouvelle l’opération avec les autres gravures. Lèche-chèque qu’on plaît. Pour le coup, à force d’à force je me sens devenir claustrophobe.
— Je pense, très sincèrement qu’on devrait profiter du jour pour lancer des signaux de détresse depuis le mur, sentence Pinuchebrock.
Ça flanche dans les rangs français, compagnons ! Ça flanche ! Le moral des troupes ressemble à un sorbet fondu.
— Écoute, César, ça fait des semaines que nous sommes aussi passifs entre les pattes de ces requins que des balles de ping-pong entre des raquettes de pongistes japonais. Maintenant, la contre-offensive est lancée. Il ne sera pas dit que nous décrocherons précisément au jour « J ».
Le Badernel hausse ses épaules en bouteille de Riesling.
— Tu ne sais même pas en quoi il consiste, ton jour « J », San-Antonio. Tu n’as pas eu droit à la séance explicative. Tu es coupé de tout. Je crois qu’il serait beaucoup plus sage de prévenir les autorités canadiennes, si Canada il y a.
— Nature, pour que ça fasse du suif et que les équipiers de la môme Joan prennent dare-dare leurs quartiers d’hiver (en anglais winter’s quarters). Y a quelqu’un que tu oublies dans ce fourre-tout, mon pote, c’est Marie-Marie. Tant que nous garderons le contact avec nos tourmenteurs, une chance de la retrouver subsistera.
— En admettant que la pauvrette vive encore ! lamente le Déchet en se touillant une larme de l’index.