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Nous passons une grille dorée (car il n’est de palais sans grille) plantée toute seule au milieu d’une vaste esplanade décorée de jardins à la française. Ce portail n’est donc que symbolique. Une double haie de cavaliers en tunique rouge va de la grille au perron du palais. Il s’agit là de la fameuse police montée canadienne, sabres au clair, dans un alignement rigoureux et une immobilité de centaures marmoréens.

Filly a ralenti. En même temps que dans le palais, nous pénétrons dans le vif du sujet.

Dès que ma Bentley s’arrête, un cadet de la marine de plaisance (les fameux cadets Roussel) en tenue d’apparat : casque rouge frappée des quatre as du jeu de cartes (car la devise des cadets est « À nous de jouer »), d’un pantalon de golf noir et d’un képi dont la visière est tournée sur la nuque, se précipite pour m’ouvrir. Je propulse un ardent regard vers Filly. Muettes, suprêmes recommandations qui peuvent se résumer par : Et maintenant, tâche de ne pas faire le C…

Un ordre retentit.

— Présentez, ha’rmes !

Un détachement des trappeurs-pompiers me présente les armes à sa manière pittoresque, qui consiste à faire claquer simultanément les mâchoires de leurs pièges à scons. Le cadet martèle le sol de quelques ruades d’origine britannique et déclare :

— Si son Excellence veut bien me suivre.

Abandonnant à regret ma caméra, qui paraîtrait incongrue entre les mains d’un diplomate je pénètre à sa suite dans le palais et nous dévalons les marches, car dans les nouveaux édifices, les perrons sont toujours descendants. Le hall d’accueil est d’un luxe fabuleux. Les murs sont en cuivre et le plancher en acier inoxydable. Quelques statues monolithiques mettent çà et là une note artistique discrète. La plus compliquée représente un rocher, et la plus simple un cube de béton. Ces chefs-d’œuvre ont été offerts au Canada par différents pays amis qui ont dû vendre leurs Rembrandt pour pouvoir les acquérir. Des jeunes filles vêtues de blanc et tenant un rameau d’olivier à la main, chantent le fameux Hymne à la paix de Jonathan Pluktoy, tandis qu’une nuée de colombes, dont on a colmaté le dargif à la cire à cacheter blanche pour éviter les incidents techniques, volètent gracieusement au-dessus des invités.

Un huissier en habit, portant une chaîne au cou, s’avance vers moi.

— Vous avez votre carte, Excellence ?

Allons, bon, les ennuis recommencent.

D’un geste naturel, je porte la main à ma poche. Un carton s’y trouve. Je le tends à l’huissier.

— Merci, Excellence.

Je jette un coup d’œil à l’homme. Alors une formidable sonnerie de cuivre éclate dans ma tronche. Pire qu’une sonnerie, le bruit cataractesque d’un avion en piqué, le tumulte dément d’une ville qui s’écroule.

Cet huissier, mes biens chers frères, cet huissier, mes sœurs bien en chair, c’est Samuel Polsky, le grand patron. L’homme dont les photographies, les films de T.C. et la voix ont pendant une demi-douzaine de semaines hanté mes nuits et mes jours, investi ma personnalité, remué mon âme, dégrafé ma conscience. Il est là enfin, pour de bon, pour de vrai. Rondouillard et inquiétant. Son crâne déplumé est blafard comme un crâne en cire. Son gros nez ressemble à un groin. Son regard gris ardoise pareil à une fourche à deux dents me pénètre jusqu’au fond de la tête. Sa voix impersonnelle, métallique, doucereuse, déconnecte mes nerfs.

— Son Excellence désire passer au vestiaire avant de gagner la salle des délibérations ?

Ça n’est pas une question, mais un ordre !

Je réponds « oui ». Malgré moi. Je marche derrière l’homme, d’un pas mécanique. J’essaie de me foutre en état d’alerte. De m’exhorter à la prudence. Mais une brume ténue obscurcit mon entendement. Je deviens machinal. Je me perds de vue.

Samu ! Ce vieux Samu avec sa couronne de tifs qui, de dos, le fait ressembler à un vieux prof négligé… Si je vous disais que je suis attendri de le retrouver !

Parfaitement : attendri.

Il me fait contourner l’élévator principal et m’introduit dans une sorte de boudoir où s’ouvrent des toilettes. Un canapé ultramoderne, en forme de double Vé, ondule contre un mur.

— Assieds-toi, Édouard ! m’ordonne Samu.

Je m’assois. Un souci de franchise me préoccupe très fort :

— Je ne suis pas Édouard, Samu. Mon nom véritable est San-Antonio.

Il a un sourire honnête. Je retrouve sa dent en or sur le devant de sa bouche.

— Cela n’a pas d’importance que tu sois Untel ou Untel, Édouard. Ce qui compte, c’est que nous soyons en harmonie.

Son cher regard m’envahit de plus en plus profondément. Mon bien-être fabuleux revient, comme là-bas, au cours de certaines séances, comme là-bas lorsque Joan venait me retrouver et que…

— Il s’est passé des choses graves, ce matin, n’est-ce pas, Édouard ? Je lis cela dans ton regard…

— Oui, dis-je, beaucoup de vilaines choses, Samu.

— Des morts, n’est-ce pas ? Joan, et puis Daudeim ? Et puis un autre encore que je ne connais pas…

— Oui, Samu. C’est cela, ils sont morts…

— Dieu aura pitié de leur âme, Édouard. Mais nous qui vivons encore avons une grande tâche à accomplir.

— Quelle tâche, Samu ?

Il fait claquer ses doigts devant mon nez.

— Tu n’as pas eu ta dernière séance ?

— Non.

— Cela n’a pas grande importance. Il suffira que tu fasses ce que je vais te dire. Tout ce que je vais te dire… Comme je vais te le dire. Tu veux bien, n’est-ce pas ?

— Attends, Samu… Je ne pourrai peut-être pas…

— Pourquoi ?

— À cause de Pinaud… Il est à la police en ce moment. Il leur explique…

Samu hausse les épaules.

— Il leur explique ce qu’il sait, pas ce qu’il ignore. Rassure-toi, Édouard, sa démarche n’empêchera rien.

Il sort de sa poche une petite boîte dorée, l’ouvre, y puise une pilule.

— Avale ça, mon petit Vieux !

La pilule est grosse comme une tête d’épingle. Mais je la trouve très lourde sur ma langue.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Ne t’occupe pas : avale !

— Voilà…

— Mais non, je sais que tu viens de la faire glisser entre ta lèvre et ta gencive. Pourquoi as-tu peur ? Avale, Édouard !

J’avale. Il en a conscience et me complimente d’un sourire.

— C’est très bien.

Il me prend la tête dans ses deux mains brûlantes. Samu me surplombe de sa masse, de sa sagesse infinie. Son regard est à dix centimètres du mien. Il me subjugue et m’apprivoise. Je vois tournoyer son iris comme la roue bariolée d’une loterie foraine. Ma vue se brouille dans une apothéose de couleurs lumineuses.

— Je vais te guider dans la salle du Congrès… Tu seras en compagnie des gens les plus célèbres du monde, Édouard. Les plus puissants ! Chacun d’eux tient un morceau de la planète entre ses doigts. Formidable, non ?

Impossible d’acquiescer : je suis paralysé. Non, hypnotisé.

— La séance commencera dans quelques minutes, Édouard.

Il ôte une montre de son poignet et me place le cadran devant les yeux.

— Lorsque tu seras installé à ton siège, ne perds pas cette montre du regard, Édouard. À un certain moment, son cadran deviendra blanc car les chiffres s’effaceront. Alors tu te lèveras discrètement et tu suivras la travée située à droite de ta place. Je dis bien, lorsque le cadran de la montre sera devenu blanc, tu partiras par la travée de droite. De droite, Édouard. Cette travée te conduira derrière la tribune des orateurs. Tu apercevras alors contre le mur une lampe rouge qui sera éteinte. Au-dessous se trouvent deux petites cavités. Tu me suis bien ? Dans chacune des cavités il y a un bouton. Sur le premier des boutons est écrit fire, c’est le signal d’incendie. Tu ne le toucheras pas. Sur l’autre, il y a le mot sky qui veut dire ciel. Souviens-toi bien : sky ! Voici une clé. Elle commande ce bouton. Il faudra l’actionner. C’est très simple : un quart de tour à droite. Alors le dôme de la salle s’ouvrira lentement. Ce système est prévu pour l’été. Comme nous sommes presque en hiver l’assistance aura froid et il se produira une certaine agitation. Garde tout ton calme. Tu dois remettre la clé que je t’ai donnée dans ta poche et t’approcher le plus possible de la tribune d’honneur. Le plus possible. Désormais ton rôle sera terminé. Il te suffira d’attendre. Simplement d’attendre, Édouard. Sois absolument sans inquiétude car je resterai en communication mentale avec toi.