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— Quand j’étais mouflet, lance-t-il à la cantonade, je grimpais aux arbres comme un écureuil.

— Maintenant tu y grimpes comme un hippopotame, réponds-je, ce qui constitue une performance plus remarquable.

Tout en me hissant vers la ci-devant planque de l’infortuné (ou du bienheureux) Merdoche, je pense au rôle important joué par le chêne dans l’Histoire de France. Depuis les druides qui y allaient sectionner le gui, jusqu’aux feuilles de chêne décorant les kébours de nos généraux, en passant par le cher Saint-Louis qui rendait la justice sous un chêne et par Louis XI qui y faisait suspendre ses vilains manants.

Me voici arrivé sur le perchoir qu’occupait naguère Merdoche. Facile à repérer : son talkie-walkie est encore accroché à un moignon de branche. Je prends la place du défunt. Le poste d’observation est idéal car il permet de surveiller en enfilade l’allée empruntée par Marie-Marie.

Une balle dans le temporal gauche !

Donc la valda s’est pointée de la gauche. Je mate dans cette direction. Quelques branchettes à demi sectionnées témoignent du passage de la balle. Grâce à elles, je peux déterminer la trajectoire du projectile. Pas de doute : il a été tiré depuis un autre chêne situé à environ six mètres du nôtre. Je me laisse dégringoler de mon arbre plus prestement qu’un boa dans un film hollywoodien sur la jungle. Au passage je rencontre Béru, lequel est coincé par les bretelles comme un parachutiste par ses sustentes. Il ne parvient pas à se dégager.

— Où que tu vas ? déplore-t-il.

— J’en ai repéré un qui me paraît plus confortable, Gros.

— Aide-moi !

— Pas le temps.

Je continue de cascader et j’atterris sur la mousse, cependant que dans les ramures, le Béru lance à tous les échos des imprécations capables de faire rougir un panier à salade bourré de pétasses.

L’escalade du second chêne me demande beaucoup de temps car j’examine au passage chaque branche avec un soin extrême. Quand on se déplace dans un arbre, on laisse fatalement des indices. Je dois donc examiner le chêne dans ma partie ascensionnelle afin de n’être pas à la descente, troublé par mes propres traces.

Je découvre des éraflures, le long du tronc. Traces de cirage noir. L’homme portait des chaussures noires. Je m’arrête, en équilibre précaire sur deux branches, pour prélever quelques fils sombres accrochés à une grosse écaille de l’écorce. Enfin quelque chose à se mettre sous la dent, mes chéries !

Il grimpe encore, votre gentil ouistiti. Il n’entend pas les cris de perdition du Béru, ou s’il les entend, il n’en a cure, comme on disait d’un prêtre qui se trouvait à la rue. Tous ses sens son monopolisés par cette quête à l’indice, au San-A. Il scrute, il décèle, il lit le passage du meurtrier dans ce noble arbre plein de glands et d’années. Encore un fil… D’autres éraflures… Ah ! du sérieux maintenant ! De l’éloquent : un bouton. Un gros bouton doré sur lequel est écrit quelque chose. Je lis avec stupeur ces mots gravés en demi-cercle : « Postes Royales Françaises. »

Vous parlez d’une trouvaille ! Un bouton de postillon ! Un instant, je me demande s’il ne se trouve pas dans l’arbre depuis une paire de siècles, mais à la réflexion ça ne tient pas. Il y a deux cents ans, ce chêne ne devait pas être plus haut qu’une touffe de réséda, et puis le bouton brille comme un louis d’or dûment fourbi. À voir ! Pour l’instant : in my pocket !

Voici la branche maîtresse d’où le meurtrier a tiré sur Merdoche. Les feuilles sont noircies par la poudre. Je m’installe à califourchon afin de réfléchir. Un brin d’hypothèse se constitue dans ma pauvre tête surmenée. Le guetteur se tenait à l’affût ici, avant l’arrivée du policier dans l’arbre voisin. Il a vu Merdoche escalader son chêne et y prendre ses assises. Il l’a entendu talker ses messages.

J’imagine ce type immobile dans ses feuillages, se retenant de broncher pour n’être pas découvert. L’inspecteur qui surveillait l’allée, droit devant lui, ne tournait pas la tête dans sa direction. Pourtant l’autre a tiré… Il a été contraint de prendre ce risque insensé. Pourquoi ?

J’attends la lumière de mon esprit inventif. Ne pas le bousculer, surtout, ce chérubin. Laisser ses cellules distiller leur génial courant.

L’opération de police a troublé une autre opération qui n’avait pas pour objectif l’enlèvement de Marie-Marie puisque la balade en forêt de la môme ne pouvait être prévue par le ravisseur. Et pourtant, on a kidnappé la petite sauterelle du Gros. Est-ce à cause de ce nouveau rapt qu’on a buté Merdoche ? Je suis fortement enclin à le croire. Je me monte un petite cinoche de la scène… Mon collaborateur, depuis son arbre, voit la gamine quitter la route et m’en informe. Marie-Marie disparaît au milieu des fougères. Pendant quelques instants, Merdoche ne distingue rien. Supposons qu’après ce bref délai, le ravisseur se soit manifesté ? Merdoche l’aperçoit. Il va m’avertir. Alors le guêteur lui loge une quetsche dans le chignon et se débine. Mais par où ? Mais comment ? Tout s’est déroulé si vite…

Pourquoi un homme nanti d’un flingue se tenait-il dans ce bon dieu d’arbre AVANT notre investissement de la forêt ? Pour y perpétrer quel forfait ? Et surtout, pourquoi ont-ils sucré la nièce à Béru après avoir compris qu’elle servait d’appât, Téméraire, ça. Démentiel !

Des pourquoi, j’en ai plus que des comment à vous vendre. Je peux vous en brader si vous le désirez. Des chouettes pourquoi en capitales, en minuscules, en imprimé, en anglaise, en gothique. Des pourquoi adverbe, des pourquoi conjonction, des pourquoi nom masculin invariable. Des pourquoi écrits au goudron sur les murs de la Sorbonne. J’ai même quelques pourquoi pas à vous fourguer en supplément au programme ; mais pour cette seconde denrée, grouillez-vous car y en aura pas pour tout le monde.

Je regarde la forêt inspirée. Malgré les C.R.S. qui grouillassent elle conserve sa sérénité de cathédrale. Les oiseaux bavards ont repris le cours de leur gazouillage. Une oreille avertie pourrait déceler des jacassements de pie, des roucoulements de ramier, des chants de pinson… Un pif délicat différencierait les fortes senteurs qui s’engouffrent dans mes narines. Il reconnaîtrait l’âcre parfum de l’humus, les subtils effluves de la sève, l’odeur vaguement sépulcrale de la mousse humide…

Je devrais redescendre de mon perchoir, mais je m’y refuse. Je dois non seulement m’efforcer de comprendre, mais également me forcer à comprendre. Le gars San-A. décide qu’il ne retournera parmi les hommes que lorsqu’il aura pigé la vérité. Les bêtes de cirque, c’est par la bouffe qu’on les dresse. Saute dans le cerceau, brave lion, roi des animaux, et tu auras ta viandasse. Faut qu’il se mette au même régime, le commissouille de mes caires. Comprends un peu ce micmac, San-A. et t’auras droit à la tortore de Félicie, à ton plumard douillet, au corps tiède des fifilles. Allez, mon gros malin : pige ! Pige, bonté divine ! Tu vas piger, oui ou non, bourrique !

Deux chênes dont les branches se frôlent. Dans l’un y avait un flic. Dans l’autre un mystérieux personnage vêtu d’un costar dont les boutons portent gravés ces trois étranges mots : « Postes Royales Françaises. » Le flic venait pour surveiller un coin de forêt… Et le type aux boutons ? Attendez, je sens que ça vient. Ce qui me déclenche la comprenette, c’est le point de vue qui se déroule à mes pieds : le même que celui qu’on a du chêne voisin. De ma branche je vois l’allée cavalière, et la nappe de fougères au milieu de laquelle Marie-Marie a sombré comme au sein d’un étang.