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Et pourtant des cris, des imprécations, des plaintes me parviennent.

— Que se passe-t-il ? demandé-je à mes collaborateurs, lesquels me surveillent d’un coin d’œil un tantinet goguenard, et passablement hostile.

— L’inspecteur Bérurier interroge les passants, m’informe le brigadier Fourrepaf, descendu de son arbre avec armes et bagages.

— Les passants ! Quels passants ?

— Les gens que nous avons trouvés en forêt au cours du ratissage.

— Ils sont nombreux ?

— Quatre : le couple d’amoureux que je vous causais, un vieux ramasseur de champignons et un garde-chasse.

Je bombe en direction de la buvette-P.C. Spectacle dantesque, les gars ! Fascinant ! Pétrifiant ! Sublime dans sa rudesse. Béru trépigne, face à des pèlerins rangés devant lui en demi-cercle. Il est noble, le Mastar, avec sa chemise en lambeaux, son pantalon troué retenu par une corde, ses chaussures dessemelés, ses ecchymoses sanglantes, ses vociférations éclaboussées de chicots. Il virgule les gnons et les questions d’un même cœur généreux. Il interroge tout le monde à la fois, Béru. Pas feignasse, le gueux ! L’homme orchestre du passage à tabac ! On lui en amènerait douze de plus que ça n’abattrait pas son ardeur. Il trouve son salut dans l’action, le Gravos, comme tous les êtres énergiques.

— Je veux savoir ce qu’est devenu c’te gamine, b… de D… de m… de vérolerie de f… ! agonise mon ami. Une môme de dix berges, avec des longues tresses, des tabourets qui lui manquent sur le devant de la salle à manger, des taches de son aux joues, le regard canaille et une robe rouge. Je vous préviens que si vous me renseignerez pas, ça risque de saigner ! T’entends, bouffi ? lance-t-il au garde-chasse en lui vaporisant un coup de genou dans les siamoises.

— Je proteste, je suis assermenté ! gémit le garde !

— Et çui-là il est aussi assez remonté ? riposte Pépère qui place un crochet du droit au menton du Saint-Hubert.

— Ce ne sont pas des procédés ! bêle un vieillard emmitouflé, dont la barbe blanche ressemble à de la mousse à raser.

Il n’en faut pas davantage pour que Bérurier braque sur lui sa fureur. Il saisit le chapeau du vieux à deux mains et d’une détente farouche le lui enfonce si violemment que le mycologue se retrouve avec une calotte d’enfant de chœur sur la tête et une collerette de feutre autour du cou.

— Toi, le débris, si tu la ramènes, je te déguise en engrais azoté, vu ? prévient le concasseur.

Il abandonne cette pauvre proie pour affronter le couple d’amoureux.

— Vous deux ! Parlez-moi de la gosse tout de suite avant que je me fâchasse ! invite-t-il en les giflant simultanément des deux mains.

— Mais on ne sait rien, on a rien vu… Je vous jure ! bredouille le Casanova de fourré.

— Cause d’abord, tu jureras plus tard ! rugit le Mammouth. Où est la petite ?

Votre serviteur[4] juge judicieux, pour la santé de ces supposés braves gens, d’intervenir.

— Oh ! Béru, du calme !

Ma voix péremptoire lui cause une réaction salutaire.

— Hein ? Tu dis ?

— Va prendre l’air, ça te dissipera les vapeurs, Gros !

Je demande aux molestés d’excuser les sévices de mon vaillant compagnon, alléguant qu’il est l’oncle de la jeune personne nouvellement disparue, et je me mets en devoir de les interroger posément. Mais j’ai beau les cuisiner, leur ramoner la mémoire avec une cuiller à pot, ils affirment sur l’honneur n’avoir rien vu, rien entendu. Hormis eux-mêmes, ils n’ont rencontré personne sous les frondaisons. Le mycologue exhibe trois bolets véreux, les amoureux des traces de verdure aux genoux (en ce qui concerne le mâle) et dans le dos (en ce qui concerne la femelle) ; et le garde-chasse son fusil qui n’a pas tiré depuis la fermeture de la chasse. Leur innocence est évidente, péremptoire, lumineuse. Ces bonnes gens regrettent le vicieux hasard qui les conduisit en ces parages pour y assouvir leurs passions et y accomplir leur devoir.

— Notez tout de même leurs noms et adresses, ordonné-je à mes hommes. Moi j’ai mieux à faire.

Là-dessus, je saute dans ma tire et je fonce droit devant moi, les yeux aveuglés par les larmes que j’en ai marre de contenir.

CHAPITRE III

AU CŒUR DE LA NUIT

Ça ressemble à une veillée funèbre.

Le jour le plus long, mes amis ? C’est celui que je viens de vivre. Il a duré un siècle. Ces allées et venues, ces sursauts de colère, ces brusques opérations de ratissage autour de la forêt, cette exploration minutieuse du sous-bois qui nous a révélé le moindre nid et la plus petite fourmilière, cette fatigue dominée par les nerfs, ces larmes pleurées en cachette, ce refus forcené de la stupide vérité, tout cela m’a épuisé, ruiné, meurtri, émietté.

Jamais, au grand jamais, je n’ai été pareillement couillonné au cours de ma prestigieuse carrière. J’ai honte de moi, mon orgueil endolore, mon énergie poisse, mon respect humain coule comme du Brie, ma volonté s’invertèbre, je me démembrane, me débandade, me disloque, me neutralise, me disperse. J’ai la sensibilité qui se sclérose. L’altruisme qui défaille. Je volcanise du sentiment. Je lave en fusion. Mes bas instincts trémolent. Le néant me fait de l’œil. Ma peau m’insupporte. La vie devient glaireuse. Je défonctionne, rêve de m’abstraire. Je m’annule. Je me proteste, me dénie, me punis, m’abomine, m’invective. Je renonce à moi. Je voudrais pouvoir bouffer l’humanité pour la déféquer. Je hais ce qui est. Je suis la fermentation acétique qui transforme le vin en vinaigre.

Je n’ose plus regarder Félicie. Ma chère femme de mère a les yeux rouges. Je sais ce qu’elle pense et qu’elle s’abstient de gémir… Marie-Marie, cette adorable petite peste, grande gueule et bon cœur comme son oncle Béru dont elle avait adopté les principales locutions… Marie-Marie envolée…

Histoire d’un incroyable coup fourré ! Nous sommes comme des gens de cirque qui auraient permis à la petite fille de jouer au trapèze volant. La gosse a lâché la barre. Et nous on reste cois au bord de la piste, à ne plus oser se regarder, à ne plus oser même se traiter d’emmanchés.

— Tiens, avale ça, Antoine, et essaie de dormir…

— Qu’est-ce que c’est, M’man ?

— Un somnifère que m’avait ordonné le docteur Prébost au moment de mon otite ; il est très efficace, tu verras.

— J’ai pas envie de roupiller.

— Il le faut ! Demain tu seras en forme poux continuer l’enquête.

Demain ! Le mot me fait frissonner. Il me colle la nausée. Je le déjectionne à l’avance. L’imagine, faisandé et frileux, pas même égayé par un soleil couleur d’omelette de restaurant à prix fixe. Je ne veux plus de « demain », plus jamais.

— Je préfère veiller, réfléchir…

— On ne réfléchit plus lorsqu’on est dans ton état, mon grand, on broie du noir.

— J’ai bien mérité d’en broyer !

Mais le verre où tremblote un breuvage plâtreux ne s’éloigne pas pour autant. Derrière, il y a le bon visage tendre et anxieux de ma Vieille.

— Fais-moi plaisir, chuchote-t-elle très bas, d’une petite voix effarouchée et honteuse.

Bon. Je bois. Au réveil, si ma carburation n’a pas changé, je reprendrai d’autres somnifères. Ça m’est arrivé une fois, il y a longtemps, à la suite d’une déception amoureuse. Trois jours d’affilée je me suis envoyé dehors, manière de refuser la réalité. La mort qui fait des gammes…

Le somnifère a un goût d’amande amère. Je me le siffle d’une secousse. Reste plus qu’à attendre ses effets salutaires. Un peu d’oubli dans un grand verre ! Pourvu que je ne rêve pas. Les cauchemars, c’est la revanche de la vie qu’on veut ignorer. Elle n’aime pas qu’on la traite par le mépris, la gueuse, alors elle vous faufile des songes abasourdissants lorsqu’on lui dit merde.

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4

Simple formule, je ne suis le serviteur de personne !