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— Où çà ?

— Dans la forêt, pardine…

Une sereine odeur de café frais en provenance de la cuisine achève de me requinquer.

— Tu as raison, Pinuchet, je n’ai pas le droit de dételer un seul instant.

— Hâte-toi, recommande mon ami, j’ai tout ce qu’il faut dans la voiture.

— C’est-à-dire ?

— Tu le verras bien, file !

M’est avis qu’il est en passe de devenir mon supérieur, le Flétri, à l’allure où vont ses prérogatives.

Dans tous les films de suce-pinces dont une séquence se déroule par une nuit sans lune, on entend chuinter des chouettes.

Bien que nous n’évoluions pas dans une de ces productions en ciné-mascotte-couleuvre qui sont au septième art ce que l’encre d’écolier est au Saint-Emilion, nous bénéficions d’une chouette chorale digne d’une bande d’épouvante.

La 2 CV carrossée par Cabosse de Pinaud danse dans l’allée. Le vent nocturne et l’odeur envoûtante des bottes de caoutchouc de la vieillasse ont achevé de me réveiller.

— Ralentis, Pinaud occulte, nous y voici.

Les fougères malmenées frémissent dans la brise. Pinaud range sa chignole en laissant les phares allumés. Leur double faisceau jaune éclaire lugubrement la petite clairière.

Le Navré descend de sa banquette haillonneuse et examine les lieux avec scepticisme.

— Je ne voudrais pas vous accabler outre mesure, dit-il, d’ailleurs tu connais ma nature indulgente, mais franchement, je trouve en l’occurrence votre incurie stupéfiante.

— Décode, Mec, je te prie.

— La gamine a disparu dans ces fougères, m’avez-vous dit ?

— Exact.

— Et la piste de l’homme au fusil s’y perd également ?

— Rebelote.

— Nonobstant quoi vous ne vous êtes pas acharnés sur ce morceau de terrain !

— Pauvre Loque, m’enroué-je, on l’a ratissé pendant des heures…

Pinuche bêle un ricanement plus lugubre que le concert des chouettes. À l’aide de son briquet-lampe à souder il ranime la piètre combustion de son mégot, souffle sur la flamme olympique du briquet, neutralise un début d’incendie à sa moustache et déclare.

— Écoute, San-Antonio, si tu veux débarrasser un hippie de ses poux, la meilleure manière de procéder, c’est de commencer par le tondre, non ?

Là-dessus il va ouvrir le coffiot de sa 2 CV et en sort une lame de faux et son manche. Il ajuste l’une à l’autre et s’avance vers les fougères.

— Tu as de la chance que je sache faucher, mon grand-père maternel qui était cultivateur m’a enseigné le maniement de cet outil, autrefois…

Fzzzjjj ! Fzzzjjj !

La faux siffle dans les plantes ruisselantes de rosée.

Fzzzjjj ! Fzzzjjj !

Les fougères se couchent. Un chemin s’ouvre… Les bras maigrichons de Pinuchloff ont une cadence presque paysanne. Les hommes de chez nous ont tous, peu ou prou, le sens de la terre et de ses exigences. Un laboureur somnole dans les biscotos de chaque mecton et une faneuse dans ceux de chaque donzelle ; voyez Mme de Sévigné, celle qui n’a pas raté sa correspondance…

Il fauche, Pinaudère…

Fzzzjjj ! Fzzzjjj !

Et pourtant, c’est duraille à sectionner, des fougères. Elles ont des tiges résistantes, ébrécheuses de lame. Mais la Vieillasse est invincible n’étant pas un vain cul. Et je te coupe, et je te rase-motte, et je te ratisse, te pelouse, te chauvinise. Superbe, il est, Pépère, dans la blonde clarté des phares. Les chouettes lui huent des encouragements. Fzzzjjj ! Fzzzrrraoum ! Là, il vient de faire comme les Allemands au début des années 40 : de rencontrer de la résistance. Ça l’ennuie, cette méchante tige rebelle qui refuse de gerber avec les autres. Il fait une nouvelle tentative : vaine ! Il affûte sa lame, la pierre-aiguise, l’effile. Se glaviote dans les pognes. La garcerie de plante ne s’incline pas. Elle panache au milieu de l’espace rasé.

— Tu sais, Pinuche, t’en laisserais une ce ne serait pas dramatique…

La relique branle le chef, pose sa faux, s’incline sur la tige orgueilleuse.

— San-Antonio, murmure-t-il, serait-ce un effet de ton obligeance que de bien vouloir me passer la lampe électrique qui, si je ne m’abuse, doit se trouver sur l’étagère de mon tableau de bord ?

Vu qu’en termes galants ces choses-là sont dites, je n’ai garde de lui refuser ce léger service.

Nanti de cette lumière de poche due aux patientes recherches des établissements Mazda, Pinaud étudie la flore récalcitrante.

— Tu veux te constituer un herbier, Pépère ? m’impatienté-je, agacé par ses simagrées.

— Cette fougère en serait le fleuron, rétorque la Relique en ponctuant d’un chevrotement qui, bien répercuté en chambre d’écho, passerait pour un rire de triomphe.

— Sais-tu pourquoi je ne parviens pas à la couper ?

— J’ouïs ?

— Parce qu’elle est en fibre de verre !

CHAPITRE IV

LE CHEMIN DES ÉCOLIERS

Ça vous la sectionne, hein, mes drôles ?

Vous en avez déjà vu, vous, des fougères en fibre de verre au milieu d’une forêt ? Jamais, n’est-ce pas ? Moi non plus. Je croyais ce genre de végétal-minéral réservé à une autre galaxie très éloignée de la nôtre. Parce que enfin, sur Mars ou sur Vénus, je suis bien tranquille que ça grouille de paumés dans notre genre, tracassés, embrigadés, répertoriés, fiscalisés, gouvernés, en-gaulés, engueulés, motorisés, assurés sociaux et mortels. Pas besoin de se faire mousser la capsule, mes neveux, c’est couru l’exitence des voisins de cosmos. Un jour viendra qu’on se fera la guerre de planète à planète. On assistera à des alliances cosmiques. Terre et Mercure en bistouille avec Jupiter. Pluton qui entre dans le conflit à nos côtés, nous envoie des robots à basse fréquence, des rayons gamma, des alpha, des bêta, des oméga, des delta. Les alliés vainqueurs, l’honneur de la Terre sauvée par la pelle du disjoint. Jupiter vaincu mais promptement remonté grâce à l’aide de Pluton. Je mirage, mes drôles… Les prochains points de chute du club Méditerranée sur Mars, en carême ! Ségalot investissant Uranus ! Je prévois et prédis tout ça. On ira se faire bronzer sur Mercure et les jeux Olympiques d’hiver auront lieu sur Neptune où ça glaglate vilain.

Cela causé, des fougères en fibre de verre, ça me désaccorde la durite à comprenette. Je perds de la valvule cérébro-spinale…

Et pourtant, il débloque pas, mon Pinaud faucheur. La plante en question n’est qu’une copie des autres. Parvenu au bout de ma surprise, je me presse de faire demi-tour en observant des paliers de décompression.

— Pinaud, bredouillé-je, époumoné par l’émotion, Pinaud, tu es un grand homme dans ton genre. Ah, noble conscience ! Flic émérite ! Ponctuation de la raison ! Expression du devoir ! Médaille de tous les revers ! Citoyen avec un grand C ! Tu es le pied-fort de la police ! Son honneur, sa permanence ! Que de belles idées pleuvent encore de ta cervelle ébréchée ! Tu m’alarmes à l’œil, Pinaud. Laisse-moi te donner l’accolade, et si elle ne te plaît pas, eh bien, ma foi, tu me la rendras !

Je l’embrasse. Ses larmes tièdes d’animal refroidi humectent mes joues râpeuses.

— C’est trop, c’est trop, s’enroue-t-il. Simplement, par le fait des vacances, je bénéficie d’une certaine clarté d’esprit à laquelle ma profonde compassion, plus ce sens inné du…

— D’accord, l’interromps-je, seulement tu me l’écriras pour que je puisse l’apprendre par cœur.

Ayant tranché, je saisis la fougère artificielle à pleines mains et je tire dessus. Elle cède à mon effort.