— Eh bien, racontez… ou plutôt mangez d’abord ! Votre récit n’en sera que plus clair.
Sainfoin se hâta d’obéir puis, dûment lesté d’une large part de pounti, il avala une grande goulée de vin, se torcha la moustache d’un revers de main et entama son récit.
La veille au soir, il était déjà tard quand il s’engagea, sa balle sur le dos, dans le chemin qui de la planèze descendait à travers bois vers la gorge au bord de laquelle se dressait le vieux château, ou tout au moins ce qu’il en restait. Sainfoin n’était pas peureux par nature : il avait trop roulé sa bosse sur toutes les routes d’Auvergne, des abords de Clermont à la profonde vallée du Lot, pour craindre de voyager la nuit à travers une campagne déserte. Il avait déjà beaucoup marché dans la journée mais tenait à atteindre Lauzargues où il savait trouver, à la ferme du château, un abri, un couvert et des oreilles attentives pour ses contes.
Au temps du marquis, le colporteur ne poussait jamais jusqu’au château parce que le maître l’impressionnait et aussi parce qu’il ne s’entendait pas trop bien avec Godivelle. Celle-ci ne fréquentait ses pareils que dans les seules et rares occasions où elle avait besoin de quelque chose. Pour le reste, elle tenait Sainfoin et ses confrères pour des bavards, des médisants et même des calomniateurs aux paroles desquels il fallait se garder soigneusement d’accorder le moindre crédit.
— Ces gens-là sont tout en langue comme le renard est tout en queue ! répétait-elle volontiers. En foi de quoi les colporteurs préféraient se tenir à distance et il fallait que ce fût un nouveau dans le métier pour qu’il se risquât sur le sentier en pente qui menait au château. Mais Sainfoin était un vieux de la vieille et ne s’y fût pas risqué pour un empire…
Il se dirigeait donc vers la ferme d’un bon pas et arrivait en vue de l’énorme ruine quand il s’arrêta brusquement : une lueur rougeâtre filtrait à travers les pierres, comme si un feu brûlait au cœur des décombres. Étonné, Sainfoin contemplait le phénomène quand un long gémissement perça la nuit, un gémissement qui s’enfla jusqu’à devenir un hurlement comme doivent en pousser les damnés dans leur fournaise, puis se brisa et mourut dans un sanglot. Alors apparut une forme blanche qui se glissa à travers les pierres et disparut tandis que le gémissement reprenait.
L’épouvante s’empara du colporteur, persuadé qu’il avait entrevu l’entrée de l’enfer. Trébuchant sur les pierres, il remonta le sentier et, oubliant à la fois sa fatigue et le poids de son chargement, il s’enfuit droit devant lui. Quelqu’un qui le vit passer aux abords du petit village de Lauzargues, distant du château d’une demi-lieue, voulut l’arrêter mais l’homme, emporté par sa terreur, ne se possédait plus. Il bouscula l’homme en criant :
— Le diable est dans votre château de malheur ! Vous serez tous maudits si vous ne le chassez pas ! Maudits, tous maudits…
Et l’homme en pleine panique continua de courir jusqu’à ce qu’une souche d’arbre l’abattît, exténué et à moitié assommé, sous un buisson où il finit par s’endormir. Au matin, il reconnut qu’il se trouvait sur le chemin de Combert et s’y traîna comme il put.
— Vous en savez autant que moi, à présent, soupira-t-il en tendant la main vers la cruche de vin. Sauf vot’respect, m’âme la comtesse, votre nom est celui d’un endroit qui n’est plus chrétien. Vous devriez en changer…
— Lorsque j’aurai besoin d’un conseil, Sainfoin, je vous le demanderai. Quant à ce que vous avez cru voir…
— Ce que j’ai vu ! s’insurgea le bonhomme, vu et entendu ! Je peux le jurer sur les cendres de ma pauvre mère et sur le salut de mon âme !
— Vous racontez tellement d’histoires que vous finissez par y croire. Et puis, vous étiez très fatigué, n’est-ce pas, hier au soir ?
— Ah ça, pour être fatigué, j’étais fatigué ! A moitié mort, vous voulez dire…
— Eh bien, c’est tout simple : vous avez été victime d’une hallucination. Ce sont des choses qui arrivent dans les cas de grande lassitude…
Au prix de son âme, Hortense eût été, sur le moment, incapable de dire pour quelle raison elle tenait tant à arracher de la mémoire de Sainfoin le terrifiant souvenir qui s’y était implanté. Mieux que quiconque, elle savait que le château familial était un lieu étrange où tout était possible, même l’invraisemblable, dès l’instant où il servait de sépulture à l’homme terrible qu’avait été le marquis Foulques, mais elle ne pouvait permettre que la terreur s’installât dans la région ni qu’on vînt lui dire en face que le nom de son fils pouvait être considéré comme frappé de malédiction.
Une fois encore, elle remplit le verre du bonhomme, ajoutant avec un sourire :
— Buvez encore un peu ! Le vin chasse les mauvaises fumées de la nuit. Puis vous irez dormir à la ferme où Clémence va vous conduire car vous avez besoin de repos. Demain, après un bon repas, vous verrez les choses sous d’autres couleurs et vous vous sentirez un autre homme.
— Ma foi, m’âme la comtesse, c’est pas d’refus. C’est vrai que je me sens pas bien. Vous croyez que j’aurais pu avoir des… comment vous dites ?
— Des hallucinations ? J’en suis persuadée. Il court déjà bien des légendes sur Lauzargues. Elles vous seront montées à la tête. De toute façon, nous ferons dire des prières…
Remorqué par une Clémence qui, visiblement, ne savait trop que penser, Sainfoin quitta la cuisine et prit la direction de la ferme. Du seuil de la porte, Hortense les regarda s’éloigner dans la brume du matin.
— Tu as agi sagement, fit derrière elle la voix de Jean. Il est mauvais de laisser courir de telles histoires. J’ai seulement peur que, même après un long sommeil et même si tu le faisais boire à rouler par terre, cet homme n’ait pas complètement oublié.
— Tu as entendu ?
— Tout. J’étais là, dans la salle à manger, mais j’ai préféré ne pas me montrer. Viens, Clémence va revenir et nous avons à parler.
Ensemble, ils gagnèrent le salon où Hortense alla tendre ses mains au feu qui flambait dans la cheminée. Elle se sentait glacée jusqu’à l’âme et, en vérité, ne savait trop que penser du fantastique récit du colporteur. Derrière elle, le pas régulier de Jean, qui arpentait le salon, faisait craquer les lames du parquet.
— Que penses-tu de cette histoire ? demanda-t-elle au bout d’un moment.
— Que veux-tu que j’en pense ? Cet homme boit comme une éponge. Dieu sait combien de verres il avait dû absorber au long de son chemin quand il est arrivé en vue du château…
— Mais ce feu… ces cris !
— Tu l’as dit toi-même : des hallucinations, des rêveries d’ivrogne. Tu ne vas tout de même pas y attacher foi ? Brusquement, elle se retourna et lui fit face :
— Et toi ? Est-ce que tu n’essaies pas de te convaincre toi-même ? Tu sais aussi bien que moi qu’il s’est toujours passé d’étranges choses au château, du vivant même du marquis. Pourquoi en irait-il autrement après une mort qui n’a rien eu de saint ?
Jean vint vers Hortense et posa ses mains sur ses épaules et, au contact des grandes paumes chaleureuses, la jeune femme sentit son cœur se calmer.
— J’ignore ce qui s’est passé réellement là-bas durant la nuit dernière, mon cœur, mais je sais une chose : c’est que je dois y aller.
Tout de suite, elle protesta.
— Pour quoi faire ?
— Parce qu’il le faut. As-tu oublié que Godivelle est là-bas ? Si les cris de cet imbécile ont affolé le village et les alentours, Dieu sait ce qui peut se passer à présent ! Godivelle est peut-être en danger ?
— Qui pourrait vouloir du mal à Godivelle ? A dix lieues à la ronde on l’estime. Je ne dirais pas qu’on l’aime car elle est d’un caractère plutôt tranchant mais il ne viendrait à personne l’idée de lui faire du mal.