— A la Force ? Ce n’est pas une prison de femmes, cela ?
— C’est une prison politique, et Mme Morosini n’y est pas en tant que femme. Elle a été arrêtée sous des habits d’homme et on s’en est tenu là. Je crois même savoir qu’elle est au secret et en grand danger d’aller remplacer son frère dans l’une des casemates de ce château du Taureau dont vous aviez presque réussi à le faire évader.
Hortense ne put s’empêcher de frissonner à l’évocation de cette heure, la plus noire qu’elle eût vécue auprès de Felicia : une grève bretonne un peu avant le lever du jour, une barque montée par quatre hommes qui venaient de tenter l’impossible : arracher un prisonnier au château du Taureau, la vieille forteresse marine ancrée devant la rade de Morlaix. Ils auraient réussi ce fantastique exploit s’ils n’étaient arrivés juste à temps pour voir mourir celui auquel ils se dévouaient : Gianfranco Orsini, le frère de Felicia, arrêté depuis des mois pour carbonarisme.
Hortense gardait au fond des yeux la silhouette grise de la terrible prison battue des vents, battue des flots. L’idée que Felicia, la belle, la fière Felicia pût aller y vivre une lente et désespérante agonie lui était intolérable.
— Si vous me disiez ce qui s’est passé, soupira-t-elle, et si piège il y a eu, qui le lui a tendu ?
— D’honneur je n’en sais rien. Quelques jours après votre départ, Mme Morosini a été convoquée, suivant la procédure habituelle, à une réunion au café Lamblin. Elle a, paraît-il, hésité à y aller car elle était alors sur le point de quitter la France pour se rendre à Vienne afin de…
— Je sais. Il m’est arrivé d’avoir envie d’aller la rejoindre…
— Heureusement que vous n’en avez rien fait ! Elle était donc sur le point de partir, mais l’invitation était pressante et elle a dû penser qu’elle trouverait auprès des « bons cousins » une aide quelconque, une recommandation peut-être auprès des carbonari de là-bas. Et, comme d’habitude, elle y est allée en costume de garçon. Or, là-bas, elle n’a trouvé aucun des habitués : ni Buchez, ni Rouen l’aîné, ni Flotard… ni votre serviteur. Simplement quelques comparses attirés là pour la circonstance et qui devaient servir de décor. Car, bien sûr, il y a eu une descente de police… et même une remontée car le souterrain du café des Aveugles était gardé lui aussi. Quand la police est arrivée, l’un des hommes qui étaient là a mis un paquet dans les mains de Mme Morosini en lui criant qu’il valait mieux qu’elle le reprenne et s’en débarrasse. Naturellement, c’est la police qui l’en a débarrassée et c’était…
— Quoi ?
— Une bombe. Non amorcée, mais une bombe tout de même. Voilà pourquoi la malheureuse se retrouve à la Force sous l’inculpation de complot terroriste contre la personne du roi-citoyen…
— Cela ne tient pas debout ! s’écria Hortense indignée. Chacun sait que Felicia n’a rien contre Louis-Philippe. Elle est une bonapartiste convaincue sans doute, mais j’ai cru comprendre, d’après les bruits qui sont venus jusqu’à moi, que le roi essaierait de s’attirer justement les bonapartistes. On dit qu’il rappelle les demi-soldes, qu’il leur rend leurs grades, leurs commandements ?
— Sans doute. Sauf à ceux qui œuvrent pour le retour du fils de l’Empereur. Et votre amie est de ceux-là.
— Moi aussi, figurez-vous.
— Le contraire serait étonnant. Je pense comme vous d’ailleurs, mais ce n’est pas pour fait de bonapartisme qu’elle a été arrêtée. Vous oubliez cette maudite bombe qui a fait d’autant plus mauvais effet que le roi et sa famille habitent toujours le Palais-Royal et ne semblent pas disposés à le quitter pour les Tuileries. Voilà pourquoi je vous ai écrit que votre amie était en grand danger.
— Mais enfin, qui a pu monter pareil piège ? Felicia n’a pas d’ennemis… sinon l’empereur d’Autriche. Du moins je ne lui en connais pas d’autres.
— Il faut croire qu’elle en a au moins un. Et puissant. Je sais qu’à la Force on refuse de la croire quand elle affirme qu’elle est une femme. Elle est détenue sous le seul nom d’Orsini, sans autre mention. Elle n’a vu ni juge ni avocat. On l’a mise, je le répète, au secret en attendant Dieu sait quoi. Sans doute un transfert dans un endroit où il sera facile de l’oublier, mais le plus étonnant est que les bruits qu’on me rapporte insistent sur la Bretagne. C’est comme si on voulait lui faire prendre la place de son frère défunt.
— Mais enfin, cette histoire du café Lamblin n’a pu être montée qu’avec l’aide des carbonari ? Je les aurais crus incapables d’une pareille noirceur, fit Hortense avec amertume.
— Ils n’y sont pour rien… J’ai parlé, bien sûr, à Buchez et à Rouen qui ont fait une enquête. Ils ont acquis la certitude de la présence d’un traître dans leurs rangs, mais jusqu’à présent ils ne l’ont pas encore trouvé. Ce qui ne veut pas dire qu’ils abandonnent. Découvert, l’homme mourra. Buchez a été formel là-dessus. C’est d’ailleurs la loi des « bons cousins ». Mais, en attendant…
— En attendant, il faut faire quelque chose pour tirer Felicia de ce mauvais pas. Il est impensable qu’un roi installé sur son trône depuis moins de six mois donne de pareils ordres : une femme attirée dans un piège, jetée en prison, privée de son identité et même de son sexe et en passe d’être jetée dans une autre prison sans le moindre jugement ? Ce n’était pas pire sous Charles X !
— Il est possible que le roi ne sache rien et que l’on ait tendance à faire du zèle au ministère de l’Intérieur comme à la police. Mais ce n’est que possible : ce n’est pas certain.
— Comment l’entendez-vous ?
Vidocq réfléchit un instant et jeta un regard autour de lui comme s’il s’attendait à découvrir un espion derrière les rideaux et quand il parla, ce fut d’une voix qui avait baissé de plusieurs tons. Ce qui incita ses compagnes à rapprocher leurs fauteuils pour mieux entendre.
— Je ne crois pas me tromper en disant que le roi s’attache à donner de lui-même une image toute différente du personnage qu’il est en réalité. Il se veut le symbole du libéralisme et s’attache à plaire à la bourgeoisie. Mais en fait, ce pouvoir qui lui est échu, il en rêvait depuis quinze ans, se jugeant mieux fait pour le règne que le gros Louis XVIII ou le pâle Charles X. Peut-être a-t-il raison d’ailleurs. Mais sachez bien qu’il n’est pas là pour assurer un intérim : il est roi pour le rester et il entend non seulement assurer sa dynastie mais encore ramener le pouvoir qui lui est imparti, et qui est celui d’un roi constitutionnel, vers l’absolutisme. Ce ne sont pas, bien sûr, de ces choses que l’on déclare hautement et j’ai peur que ce règne ne soit celui des menées souterraines, des coups de main de basse police, des répressions sournoises…
— Est-ce que vous ne noircissez pas un peu le tableau ? dit Mme Morizet, choquée. Je vous soupçonne d’être un peu trop imaginatif, monsieur Vidocq.
— Je ne crois pas. Voulez-vous un exemple ? Vous savez… ou vous ne savez pas, que Mme la duchesse de Berry a refusé de confier son fils, le petit duc de Bordeaux qui est, somme toute, notre roi légitime, à son cousin Louis-Philippe. On dit qu’elle n’a aucune confiance en lui et craint pour la vie de l’enfant…
— Oh ! Tout de même pas ? Le roi, un si bon père de famille, ne s’en prendrait pas à un enfant innocent…
— Vous croyez ? Il lui a tout de même fait ça !
D’une de ses vastes poches, l’ancien chef de la Police tira une petite liasse de feuillets qu’il mit dans les mains de Mme Morizet. La vieille dame chaussa ses lunettes, saisit la brochure et lut à haute voix, en articulant : « Le duc de Bordeaux bâtard ! » Elle avait à peine lu qu’elle rejeta les feuillets avec horreur.