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— Pouah ! le vilain torchon. Vous ne me ferez pas croire que c’est l’œuvre du roi ?

— Depuis la première ligne jusqu’à la dernière. On y expose les circonstances de la naissance du jeune prince en s’appesantissant sur les détails qui peuvent la déclarer discutable. Et si vous vous donniez la peine de lire, vous verriez que le fils du malheureux duc de Berry y est, avec démonstration à l’appui, déclaré illégitime. Ce qui, bien sûr, confère quelque légitimité à notre Louis-Philippe et à son fils aîné, Ferdinand, dont il n’a tout de même pas osé faire un dauphin de France.

— Déteste-t-il donc à ce point la duchesse de Berry ?

— J’en ai gardé un souvenir si charmant au jour de ma dramatique présentation à la Cour, dit Hortense. Elle seule semblait vivante, gaie, aimable. Elle seule était humaine au milieu de cette cour peuplée de fantômes. Elle m’avait souri, et elle avait essayé de m’attirer à sa cour…

— Gardez bien ce souvenir, madame de Lauzargues, la petite « duchesse Vif-Argent » le mérite. Mais c’est justement cette joie de vivre, cette pétulance, cette gaieté dont on lui fait crime aujourd’hui. N’oubliez pas que l’actuelle reine Marie-Amélie, une noble femme en l’occurrence, était l’amie de l’austère Madame, duchesse d’Angoulême, qui n’était pas la dernière à blâmer ouvertement la conduite de sa jeune belle-sœur. Mais laissons là Mme de Berry. Tout ceci n’avait d’autre but que vous montrer qu’accusée de terrorisme, suspectée même d’avoir voulu attenter à la vie d’un roi qui y tient fort, votre amie Morosini n’a pas grand-chose à attendre en fait d’indulgence. A moins que vous et nous ne parvenions à démonter la machine infernale dont elle est victime ou que vous n’obteniez sa grâce…

— Qu’est-ce qui vous paraît le plus facile ?

— La grâce, sans doute. Sinon je ne vous aurais pas fait venir. Je vous l’ai dit, je n’ai guère d’espoir qu’en vous.

— Eh bien, voilà qui classe tout ! soupira Hortense en se levant pour faire quelques pas. Il me faut une audience du roi… Dites-moi comment l’obtenir !

— Il faut la demander, bien entendu, mais si vous n’êtes pas recommandée, c’est presque impossible : Étrange, n’est-ce pas, de la part d’un roi qui se promène démocratiquement tous les matins au jardin des Tuileries, le chapeau sur la tête et le parapluie sous le bras ? Il est vrai que les demandes d’audience s’accumulent au palais.

— La recommandation me paraît facile. Il suffit que je voie le conseil d’administration de la banque Gravier, puisque vous dites que là est ma meilleure arme.

— Il faudra le voir sans doute pour qu’il ne vous démente pas et pour qu’il vous soutienne, ce dont je ne doute pas. Mais pour être entendue, je dirais… dans l’intimité comme il convient pour ce genre d’affaires, il faut être introduite par un familier.

— Il est tout trouvé votre familier ! fit Hortense gaiement. Demain j’irai à l’hôtel de Talleyrand, je verrai Mme de Dino. Le prince de Talleyrand n’est-il pas l’une des chevilles ouvrières du nouveau régime ?

— Sans doute. C’est même pour cela qu’on en a fait un ambassadeur. Il est à Londres votre diable boiteux et la belle duchesse de Dino est partie faire les honneurs de Hanover Square comme, au temps du Congrès de Vienne, elle faisait ceux du palais Kaunitz.

— Il faudrait peut-être voir M. Laffitte, le Premier ministre ? dit Mme Morizet. Votre père devait le connaître, ma chère enfant ? Et puis c’est lui qui a dépensé le plus d’argent pour installer le roi sur son trône.

— Mon père, en effet, le connaissait, mais je ne sais trop ce que je pourrais en attendre ?

— Pas grand-chose, à mon sens, dit Vidocq. Certes, le roi dorlote Laffitte, lui fait des confidences, lui parle à l’oreille… mais je ne suis pas certain que M. Laffitte reste à son poste encore longtemps. C’est un poids difficile à supporter que la reconnaissance. Votre chance, à vous, réside dans le fait que vous n’avez encore rien demandé en échange des services de votre banque.

— Alors, comment faire ? A qui m’adresser ?

— Le peintre Eugène Delacroix est votre ami, je crois ?

— Et un excellent ami. Mais…

— Il est fort bien en cour. N’oubliez pas qu’il est le fils du vieux Talleyrand. Je sais que le roi vient parfois, en voisin, jusqu’à son atelier pour suivre les progrès de la grande toile que l’artiste prépare pour le Salon. Elle représente, m’a-t-on dit, la Liberté entraînant le peuple sur une barricade…

Hortense, qui arpentait le salon, s’arrêta net, saisie.

— La Liberté ! s’écria-t-elle. Mais bien sûr ! La liberté, qui a le visage de Felicia…

— Que voulez-vous dire ?

— Que c’est la comtesse Morosini qui a posé pour ce tableau. La comtesse Morosini qui est en prison, au secret. Vous avez raison, monsieur Vidocq. Dès demain, j’irai chez Delacroix…

— Mais demain, dit timidement Mme Morizet, c’est la veille de Noël ?

— Vous faites bien de me le rappeler, dit Hortense gravement. C’est ce soir que je dois y aller. L’idée que Felicia va passer ce Noël au fond d’une prison m’est insupportable…

— Je m’en doute. Mais, ajouta doucement Vidocq, je peux vous dire quelque chose qui vous rassurera un peu : on ne transfère jamais de prisonniers durant les fêtes de fin d’année.

Vidocq se levait pour partir et reprit son chapeau. Hortense leva sur lui un regard implorant :

— Il est vraiment impossible de la voir ?

— Je vous ai dit qu’elle est au secret. Mais si vous voulez lui écrire quelques lignes, je peux peut-être arriver à les lui faire passer… moyennant un peu d’argent.

Hortense courut s’asseoir à un petit secrétaire, prit le papier que lui offrait Mme Morizet, griffonna quelques mots affectueux et prit dans sa bourse une pièce d’or, puis remit le tout à l’ancien policier.

— Au moins, elle saura que je suis là et que nous allons nous occuper d’elle. Puis elle ajouta, les larmes aux yeux : si vous pensez qu’il soit possible de lui faire passer quelques objets bien nécessaires… des couvertures… de la nourriture… n’hésitez pas, je vous en prie, à faire appel à moi !

Vidocq fit sauter dans sa main la pièce brillante et sourit :

— Je peux vous assurer qu’à ce prix-là elle aura votre message et que son Noël, au moins, ne sera pas sans espoir. C’est, je crois, le plus beau cadeau que vous puissiez lui faire. Pour le reste, ne vous tourmentez pas trop : elle n’est pas mal traitée. Il semblerait que quelqu’un paie pour qu’elle ne manque de rien, ce qui épaissit encore le mystère car, apparemment, personne ne sait qui elle est.

— Mais, j’y pense : que sont devenus ses serviteurs, Timour, Livia et Gaetano ?

— Je vous avoue que je n’en sais rien. Étant donné que ce n’est pas la comtesse Morosini que l’on a arrêtée, je suppose qu’ils sont toujours chez elle et sans doute fort en peine d’elle. J’avoue ne pas y avoir pensé…

— Je m’en charge. J’irai demain rue de Babylone…

En dépit de la fatigue du voyage, Hortense dormit mal cette nuit-là et entendit sonner toutes les heures à l’horloge de l’église voisine. Sa pensée ne quittait pas son amie. Depuis leur séparation, elle l’avait souvent imaginée galopant vers Vienne, rejoignant là-bas le colonel Duchamp et se lançant joyeusement avec lui dans la grande aventure dont elle rêvait depuis des années : ramener en France le fils de Napoléon, le réinstaller au palais des Tuileries, le mener à Notre-Dame pour lui rendre la couronne de son père, effacer les années d’exil et enfin ériger, plus brillante que jamais, l’aigle impériale dans le ciel de France… Or, au lieu de ce rêve héroïque et dangereux, Felicia l’Amazone vivait un cauchemar et Hortense fouillait vainement sa mémoire, recherchant le moindre des événements vécus ensemble, le moindre visage rencontré dans l’entourage de la jeune femme pour essayer de trouver au moins un indice sur l’ignoble dénonciateur. Qui avait pu monter contre son amie un piège aussi lâche ? Dans quel but ? Et pour assouvir quelle vengeance inavouable ?