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Une fois encore, elle fit le récit de son départ, de sa rencontre avec Vidocq, mais y ajouta cette fois ce que lui avait appris Timour ; ce qui donna finalement une sorte de confession que Delacroix écouta avec une mine de plus en plus sombre.

— Il faut que je voie le roi, conclut Hortense. Je comptais sur Mme de Dino et sur le prince, mais il paraît qu’ils se trouvent actuellement en Angleterre. Nous n’avons pas de chance…

— Aviez-vous réellement besoin d’eux ? Vous êtes la fille d’un homme qui était puissant. La banque Granier existe toujours et le régime lui a quelques obligations. C’est d’ailleurs à ce titre que Vidocq vous a fait venir. Que vous faut-il de plus ?

— La possibilité de rencontrer le roi seul à seule. L’affaire que je dois plaider est délicate… De celles qu’on ne débat pas en Conseil des ministres.

— C’est le moins que l’on puisse dire ! Une histoire de bombe ! Pauvre comtesse !

— … en outre, il y a, paraît-il, de nombreuses demandes d’audience. La mienne pourrait intervenir trop tard. Et je suis pressée. C’est pourquoi je viens m’adresser à vous.

— A moi ? Qui a pu vous mettre dans la tête que je possédais le moindre pouvoir ?

— Le roi vous apprécie, à ce qu’on m’a dit. Il lui arrive de venir ici, en voisin…

— C’est, bien sûr, Vidocq qui vous a raconté cela ?

— C’est lui, en effet. Les grands peintres ont toujours eu de l’influence sur les princes qui les aiment. Ne pouvez-vous user de ce privilège pour moi ? Quand le roi doit-il venir ?

— Mais je n’en sais rien, ma pauvre enfant ! Quand il vient ici, c’est à l’improviste. Je reconnais qu’il s’intéresse de près à cette toile en laquelle il voit l’illustration de son triomphe… Pas au point, toutefois, de me donner l’argent que je réclame pour la finir ! J’ai dû faire appel à la liste civile chargée de liquider les dettes de la Cour de Charles X afin que l’on me règle la Bataille de Poitiers que m’avait commandée Mme la duchesse de Berry…

— Si vous avez besoin d’argent, je peux vous en faire prêter… ou vous en prêter moi-même ?

Une grimace qui se voulait un sourire passa sur le visage de prince oriental du peintre.

— Non merci, ma chère. Pas vous ! Je veux ce que l’on me doit, rien de plus mais rien de moins. Quant au roi, il y a peut-être un moyen de vous présenter à lui sans attendre qu’il vienne ici. Ce qui pourrait être long. Et vous avez dit que vous étiez pressée ?

— Celle qui l’est le plus, ce n’est pas moi, c’est elle ! dit Hortense, désignant du menton la toile encore inachevée. Mais à quoi pensez-vous ?

— A une promenade… une simple promenade que nous pourrions faire ensemble. Par exemple, mardi prochain ?

— Mardi ? Nous ne sommes que vendredi…

— Et demain, c’est Noël et ensuite c’est dimanche ! Le roi et sa famille passeront certainement ces jours-là dans leur cher domaine de Neuilly. Ce que je me propose de faire pour vous n’est possible que mardi. Vous pourriez venir déjeuner avec moi ? Je vous promets du lapin et de la tarte aux pommes. Cela vous rappellera des souvenirs… ajouta-t-il avec un sourire qui révéla ses dents éclatantes.

Mais comme Hortense ne répondait au sien que par un pauvre sourire, Delacroix fronça les sourcils :

— Ah ! fit-il seulement. Puis, après un petit moment, il ajouta, avec une grande douceur : Est-ce que les amours, elles non plus, n’iraient pas mieux ?…

Pour cacher son émotion, Hortense entreprit le tour de l’atelier, toucha les rideaux qui dissimulaient le divan couvert de coussins où Jean et elle s’étaient aimés si ardemment durant un jour entier, déplaça un peu le paravent qui cachait la toilette, caressa la pierre lithographique, jeta un regard émerveillé sur les dessins qui encombraient la table et finalement alla tendre ses mains à la chaleur du grand poêle de tôle noire avant de se retourner, un peu plus sûre d’elle, vers son ami.

— Je ne puis dire qu’elles aillent mal, soupira-t-elle, c’est la vie qui est difficile, la vie ensemble. Elle nous a faits très différents l’un de l’autre, Jean et moi…

— Mais complémentaires, ce qui est mieux.

— Sans doute. Et nous pourrions être heureux s’il n’y avait les autres…

— Quels autres ?

— Les gens qui vivent autour de nous. Vous ne savez pas ce que c’est que la province, mon ami. Jean est né bâtard, sans nom véritable, et j’ai un fils auquel je me dois de garder une certaine réputation. C’est du moins ce que l’on s’efforce de me faire comprendre…

— Et vous, cette réputation vous indiffère ?

— Je crois que oui. Seul compte le bonheur. A mesure que passe le temps, il m’apparaît plus fragile. Jean a choisi de vivre à une lieue et demie de moi, sur les ruines de ce château de Lauzargues dont il ne pourra jamais porter le nom. Et moi, je ne le supporte pas.

— Il le faut pourtant. J’ai peu vu votre ami, Hortense, mais je le crois de ceux qui ne permettent pas qu’on les enchaîne, fût-ce avec deux bras très doux. Ne l’essayez pas. Laissez-le libre. Il saura toujours vous retrouver.

— Sans doute avez-vous raison. Mais c’est difficile quand on aime comme je l’aime…

— Alors qu’il souhaite être aimé autrement, n’est-ce pas ?

— Peut-être. Mais je vous empêche de travailler. Je vous en prie reprenez vos pinceaux…

— A la seule condition que vous me promettiez de rester là encore un moment. Je suis si heureux de vous revoir. Vous allez me parler de votre Auvergne, et aussi de vous. Je crois que je ne vous connaîtrai jamais assez…

Et Hortense resta là une grande heure, regardant Delacroix marier les fumées de la poudre à fusil au ciel bleu de l’été, l’écoutant refaire pour elle l’histoire parisienne de ces quelques semaines vécues par elle au cœur de l’Auvergne, c’est-à-dire presque sur une autre planète. Il lui raconta ce que l’on savait de l’exil anglais du roi Charles X. Il lui parla du grand procès qui avait été fait à ses ministres dans une atmosphère de semi-révolution. Le peuple voulait du sang, réclamait les têtes de ceux qui en juillet avaient donné l’ordre de tirer sur lui. Il y eut même, en octobre, une émeute qui, sous les fenêtres du Palais-Royal, s’en alla hurler : « A mort les ministres… ou la tête du roi Louis-Philippe ! »

— C’est difficile de gouverner dans ces conditions-là, commenta Delacroix. C’est tout de même à l’honneur du roi de n’avoir pas cédé à de telles pressions. Polignac a été condamné… à la mort civile, ce qui, pour lui, est sans doute pire que l’échafaud. Les autres à des peines diverses. Non, Louis-Philippe n’a pas la part aussi belle qu’il voudrait le laisser croire. Il a contre lui tous ceux qui espéraient une république et les bonapartistes, même ceux qu’il a réintégrés dans l’armée et qui n’hésiteraient sans doute pas à acclamer le fils de l’Aigle s’il reparaissait. Alors il essaie de se créer une troisième force en attirant à lui la bourgeoisie. Tous ses ministres en sont sortis et aussi le nouveau cérémonial d’une cour où l’on accueille plus d’épicières que de duchesses… Cela crée une étrange atmosphère qui déroute les Français et les induit en erreur. Ils croient Louis-Philippe faible et débonnaire, ce qui incite la presse – avec laquelle d’ailleurs il va falloir compter de plus en plus – à le prendre pour cible. Il ne réagit pas, ou si peu, du moins en apparence mais je crains fort que ce règne ne soit celui des précautions inutiles, des affaires étranges tel ce curieux « suicide » du vieux prince de Condé qui s’est pendu à l’espagnolette de sa fenêtre au château de Saint-Leu, après avoir légué sa formidable fortune au jeune duc d’Aumale, le quatrième fils du roi.