— Pourquoi dites-vous « curieux suicide » ? demanda Hortense, intéressée en dépit de ses soucis.
— Parce qu’il y a de fortes chances pour que le vilain travail ait été fait par la maîtresse du prince, une prostituée anglaise dont il a fait une baronne de Feuchères, qui d’ailleurs n’a pas été inquiétée et qui continue à vivre paisiblement au château qu’on lui a laissé.
— Vous ne pensez tout de même pas que le roi soit son complice ?
— Le mot est gros. Disons que l’histoire l’arrange et qu’il ferme les yeux. Quand il s’agit de pouvoir et d’argent, les âmes que l’on imagine les plus hautes peuvent avoir d’étranges cheminements. Quand il n’était que le comte de Provence, le « bon roi Louis XVIII » s’est comporté de façon infâme envers son frère Louis XVI et sa belle-sœur Marie-Antoinette… sans parler de son neveu, le malheureux petit Louis XVII. Louis-Philippe offre une image paisible, rassurante, solide. Reste à savoir ce qu’il y a dessous. C’est une sorte de sphinx dont je n’aimerais pas faire le portrait.
— Pourquoi cela ?
— Par crainte d’être trop vrai. Je n’aimerais pas quitter cet atelier pour je ne sais quelle prison semblable à celle de notre amie Felicia…
— Et dire que son nom veut dire Félicité !…
— Oui. C’est un nom qui me poursuit. Ma tante préférée s’appelle ainsi : Félicité Riesener. Une femme droite et courageuse. Je ne suis pas loin de penser qu’il existe une analogie entre les gens qui portent le même prénom. Allons ! Assez philosophé ! Je vous avais tirée de vos idées sombres et voilà que je vous y ramène…
Brusquement, il jeta sa palette sur la table, planta ses pinceaux dans le grand pot qui les attendait et saisit Hortense par les deux bras.
— Il faut y croire ! s’écria-t-il avec cette ardeur passionnée qu’il laissait parfois déborder de son personnage de dandy sceptique. Il faut croire que nous allons la tirer de là. Je vous aiderai de toutes mes forces. Mais vous, par grâce, faites attention. L’homme qui vous cherche et qui, pour vous retrouver, ose employer de tels moyens ne me dit rien qui vaille.
— Tant qu’il ne me saura pas à Paris, je n’ai rien à craindre. Et il faut que nous puissions, Felicia et moi, en repartir avant qu’il ne m’ait trouvée. L’Auvergne est loin, elle est profonde et sûre. Elle saura bien nous garder toutes les deux.
— C’est un miracle qu’il n’ait pas encore réussi à trouver votre nom. Êtes-vous certaine qu’il n’y parviendra jamais ? Que ferez-vous s’il arrive un jour jusque chez vous ?
— Honnêtement, je n’en sais rien et je ne le souhaite pas, répondit Hortense en se signant vivement pour conjurer le sort. Mais je crois que, là-bas, on saurait me défendre. Il y a autour de moi des hommes courageux mon fermier François Devès, mes voisins… et puis…
— Et puis, le mystérieux Jean ?
— Surtout lui ! Lui et la horde de loups qu’il peut réunir quand il lui plaît. Ne vous tourmentez pas pour moi, cher Eugène ! Il faut seulement que nous puissions, Felicia et moi, disparaître sans qu’il le sache…
En conclusion de quoi Hortense se haussa sur la pointe des pieds et posa un baiser sur la joue pas très bien rasée du peintre.
— Merci, mon ami ! Merci d’avance !
CHAPITRE IV
L’HOMME AU PARAPLUIE
En dépit de l’optimisme affiché par Hortense chez Delacroix, l’image de Patrick Butler la hanta durant toute la soirée : pendant son voyage de retour vers Saint-Mandé où, à chaque instant, elle croyait reconnaître, parmi les passants, l’insolent visage couronné de cheveux roux de l’homme dont elle avait cru qu’il cesserait de penser à elle lorsqu’il ne la verrait plus ; durant la veillée qu’elle passa au coin du feu entre Mme Morizet et Honorine, l’une évoquant de vieux souvenirs où passaient les grands effrois de la Révolution et les fastes de l’Empire, et l’autre tricotant des bas, et même durant la messe de minuit qu’elles entendirent toutes trois dans la vieille église voisine, une petite église rectangulaire dont le fronton et les cannelures avaient vu passer les splendeurs du surintendant Fouquet. Les sœurs du couvent voisin l’avaient abondamment garnie de fleurs et de boules de gui. Une forêt de cierges brûlait devant l’autel aux dorures un peu éteintes et devant la crèche naïve où une petite Sainte Vierge toute frêle et toute mignonne se penchait sur un Enfant Jésus tellement vigoureux et tellement joufflu qu’on avait peine à croire qu’il ait pu naître de cette délicate jeune femme. Mais la ferveur ne s’en trouvait pas amoindrie et c’était merveille d’entendre tous les assistants reprendre en chœur les vieux chants de Noël.
C’était un grand moment de douceur et de joie profonde ; pourtant Hortense n’y participa pas autant qu’elle l’aurait voulu. Son esprit vagabondait vers Combert, vers Jean qui lui avait promis de passer auprès d’elle cette belle fête et qui ne la partagerait pas avec elle.
Bien sûr elle était certaine qu’il ne lui en voulait pas, qu’il avait compris que son amitié pour Felicia l’obligeait à partir à tout prix et qu’il l’attendrait le temps qu’il faudrait, sans colère et sans impatience. Mais, à présent, entre Hortense et son retour vers les siens, barrant le chemin en quelque sorte, il y avait la silhouette menaçante d’un homme dont elle avait eu l’imprudence d’encourager l’amour et qui, blessé davantage dans son orgueil que dans son cœur, entendait tirer vengeance d’avoir été dédaigné. Mais quelle vengeance ? Que voulait-il au juste, ce Patrick Butler dont elle s’était méfiée dès leur première rencontre, cet homme dur et impitoyable qui avait su cependant lui parler d’amour avec tant de passion ? A voir la façon dont il s’en était pris à Felicia, il ne s’en tiendrait pas à quelques bonnes paroles si le malheur voulait qu’ils se retrouvent face à face… Que ferait Hortense alors ? Que lui dirait-elle ? Et s’il prenait fantaisie à cet homme obstiné de la suivre jusque chez elle ? Comment s’en tirerait-elle ? Une seule solution était possible : il fallait, ainsi qu’elle l’avait dit à Delacroix, quitter Paris avant même qu’il pût savoir qu’elle y était venue.
La joie paisible qui irradiait de tous ces visages tendus vers l’autel finit par agir sur la jeune femme, et quand vint l’élévation, elle laissa son cœur s’ouvrir pour une ardente prière à Celui qui peut tout afin qu’Il vînt à son aide, lui permît de sauver son amie et d’éviter le piège que représentait l’homme de Morlaix.
Cette prière lui fit du bien, et ce fut avec une sorte d’entrain qu’elle prit place, avec ses deux compagnes, à la table d’un petit repas composé d’une poularde et d’une crème à la vanille auxquelles les trois femmes firent honneur après que l’on eut déposé dans la cheminée, avec quelque cérémonie, la bûche que l’on avait fait bénir dans le courant de la journée. Puis on échangea de menus cadeaux. Hortense offrit à sa vieille amie les dentelles du Puy qu’elle avait pris la précaution d’emporter pour la circonstance et reçut des mouchoirs brodés par Mme Morizet. Honorine, pour sa part, eut de l’une et de l’autre un châle de laine et une paire de mitaines qui la remplirent de joie. Après quoi, l’on monta se coucher à une heure tout à fait inhabituelle, bien sûr. Mais, cette fois, exorcisée de son fantôme par la grâce d’une prière de Noël, et aussi fatiguée par une trop longue journée, Hortense dormit profondément et ne se réveilla que vers le milieu de la matinée au bruit des casseroles qu’Honorine agitait furieusement dans la cuisine. Mme Morizet attendait, en effet, un couple de cousins et deux vieilles amies pour le déjeuner.