— Qu’attendez-vous au juste de moi, madame de Lauzargues ? Que la banque en chœur aille sommer le roi de remettre votre amie en liberté ?
— Certainement pas. J’aimerais seulement que vous me donniez une lettre que je pourrais remettre au roi, une lettre disant que la banque Gravier de Berny serait profondément reconnaissante si Sa Majesté voulait bien m’entendre favorablement. Je sais, ajouta-t-elle vivement, que notre nouveau souverain aime l’argent et je suis toute disposée à abandonner, à son profit… ou au profit de l’un de ses enfants, quelques-unes de mes parts personnelles. Suis-je assez claire ?
Le sourire revint sur l’étroit visage du fondé de pouvoir, tandis qu’une petite flamme amusée s’allumait dans ses yeux bleus :
— Tout à fait claire, madame la comtesse, et je vois avec plaisir que le séjour de la province ne vous fait pas perdre de vue les événements parisiens. C’est… le testament du prince de Condé qui vous a donné cette idée ?
— On ne peut rien vous cacher.
— C’est une bonne idée. J’ignore ce qui se passera au conseil d’administration lorsque j’en ferai part à ces messieurs. Il est probable que certains renâcleront. Mais j’en fais mon affaire. Et après tout, vous êtes la fille de notre fondateur, la mère de notre futur président et je ne vois pas comment nous pourrions refuser de vous aider dans une circonstance qui vous touche de si près.
— J’aurai ma lettre ? s’écria la jeune femme qui n’osait encore croire à sa victoire.
— Vous allez l’avoir tout de suite. Ma signature suffira, je pense.
Il prit dans un tiroir une feuille de papier à en-tête de la banque, choisit une plume d’oie neuve et se mit à écrire lentement, calmement, en homme conscient d’être en train de rédiger un document d’importance. Puis, la lettre achevée, sablée, pliée et cachetée, Louis Vernet prit sur son bureau la clochette d’argent qui lui servait à appeler son secrétaire. Celui-ci parut presque aussitôt.
— Apportez-moi mille louis ! ordonna-t-il. Mme la comtesse de Lauzargues, ici présente, a besoin de cette somme. Je vais rédiger le reçu moi-même…
Joignant le geste à la parole, il prit un autre papier dans un classeur, écrivit quelques mots et tendit la plume à Hortense :
— Voulez-vous signer, madame la comtesse ?
— C’est une grosse somme, dit celle-ci, et je ne vous ai pas demandé…
— Je sais. Mais il faut tout prévoir. Même les mauvaises humeurs et l’ingratitude royale.
— En ce cas, pourquoi cet argent ?
— Parce que tout s’achète… et qu’une évasion bien montée, cela coûte toujours assez cher. J’espère seulement que vous ne serez pas obligée d’en venir là mais, le cas échéant, je crois que vous trouverez dans votre ami Vidocq un orfèvre en la matière. A présent, voulez-vous me permettre de vous donner encore un conseil ? Au cas où le roi ne semblerait pas disposé à vous écouter ?…
— Mais… Je vous en prie.
— Depuis cette révolution de Juillet qui a changé tant de choses, il existe en France une force nouvelle avec laquelle il convient à présent de compter, une force que le roi redoute parce qu’il ne sent pas son trône encore bien solide. Cette force, c’est la presse. Elle a été à l’origine du soulèvement du peuple et elle n’entend pas le laisser oublier. Ivre de sa liberté toute neuve qu’elle a ramassée sur les barricades, elle en use par l’écrit et par les illustrations. Les journaux ne font pas de cadeaux au roi, et bien qu’il ne règne que depuis peu, il a déjà appris à les redouter. Si vous sentiez la partie perdue, il y a peut-être là une dernière carte à jouer. Ne 1’oubliez pas et revenez me voir dans ce cas.
Hortense avait des ailes, un moment plus tard, en descendant, pour rejoindre sa voiture, le noble escalier de pierre sur la rampe duquel s’était appuyée si souvent la main de son père. Avec ses mille louis et sa lettre accréditive bien rangés dans le portefeuille qu’elle serrait contre elle, il lui semblait que rien ni personne ne pourrait désormais l’empêcher d’atteindre son but. Et ce fut le cœur joyeux qu’Qelle regagna la maison de la chaussée de l’Étang, à Saint-Mandé, où l’attendait Mme Morizet.
— Vous semblez prête à vous lancer à la conquête du monde, lui dit la vieille dame en la voyant revenir, ses yeux dorés brillant comme de petits soleils.
Pour toute réponse, Hortense se jeta dans ses bras et l’embrassa puis ajouta :
— J’ai un véritable espoir, chère madame Morizet, et cela vaut toutes les conquêtes… Si je m’écoutais, nous ferions la fête ce soir !
— Ce n’est plus tout à fait de mon âge, mon enfant, dit la vieille dame en remettant d’aplomb son bonnet de dentelle bousculé par sa jeune amie, mais il y a une chose que nous pouvons faire ensemble : c’est prier pour vos armes. Car demain, c’est jour de bataille. Et vous avez besoin d’aide…
En dépit de la grande confiance qu’elle avait retirée de son entretien avec Louis Vernet, le cœur d’Hortense battait un peu la chamade quand, le lendemain, vers 3 heures, elle franchit, au bras de Delacroix, la grille du jardin des Tuileries. Et cela en dépit du courage que le peintre s’était efforcé d’insuffler à son amie durant le déjeuner qu’ils avaient pris, tête à tête, sur la table de l’atelier.
— J’aurais peut-être dû vous conduire dans un bon restaurant, lui avait dit Delacroix, mais les conspirateurs craignent les oreilles indiscrètes…
— … Et puis vous m’aviez promis du lapin et de la tarte aux pommes, comme la dernière fois ! fit Hortense.
Ils avaient fait honneur à l’un et à l’autre mais, au moment de se mettre en route, Hortense avait senti le souffle lui manquer comme si une main était venue se resserrer autour de sa gorge.
— Je ne me sens pas très bien, dit-elle. Je crois bien que j’ai peur.
— De quoi, puisque vous êtes avec moi ?
— Mais… que le roi ne vienne pas d’abord…
— Pour cela soyez sans crainte. Il faudrait une véritable tempête pour qu’il renonce à cette promenade où il voit l’un des meilleurs moyens d’assurer sa popularité. Et encore : il sort toujours avec un parapluie !
— Un parapluie ? Le roi en porte-t-il vraiment un ? Je ne puis le croire.
— Mais bien sûr ! N’est-ce pas l’emblème le plus représentatif de la bourgeoisie ? Et nous avons, ma chère, un roi bourgeois !
— Et s’il allait ne pas vous parler ? Il paraît qu’on ne peut s’approcher de lui sans qu’il vous fasse signe ?
— C’est tout à fait exact, mais je crois que le roi m’aime bien et, quand il me rencontre, il ne manque jamais de me dire bonjour. Cela suffit comme signe. Allons, calmez-vous ! Tout se passera bien.
— Quand il m’aura entendue, il n’aura peut-être plus envie de vous dire bonjour ?
— Allons donc ! Un homme qui travaille à sa gloire ? Et dans un sens c’est aussi ce que vous allez faire ? Cette vilaine histoire n’est pas de nature à ennoblir un règne…
La marche jusqu’au jardin réussit tout de même à rendre un peu d’assurance à la jeune femme. Non que l’idée d’approcher un roi lui fît peur, mais l’enjeu de leur rencontre était d’une telle importance qu’elle ressentait le poids de sa responsabilité. Allait-elle réussir à sauver Felicia, à la tirer de sa prison avant qu’elle ne fût envoyée se dissoudre au fond du château du Taureau ?