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Un large escalier de marbre liseré d’une admirable rampe de bronze et éclairé par de grandes torchères qui avaient peut-être connu les fastes du Régent menait aux appartements du nouveau roi qui se situaient dans le pavillon central. Hortense et Delacroix le gravirent à la suite de Louis-Philippe puis allèrent attendre dans une antichambre meublée de banquettes de velours rouge le moment de cette audience dont ils espéraient tant.

Ils n’attendirent pas longtemps. Un chambellan vint les chercher après quelques minutes et les introduisit dans le grand cabinet dont les hautes fenêtres donnaient sur la cour d’honneur. C’était une pièce imposante où le style Empire régnait en maître. Sa sévérité somptueuse évocatrice d’une puissance aux dimensions d’un homme exceptionnel avait séduit l’ex-duc d’Orléans. Avide d’une gloire dont son caractère timide et indécis le tiendrait toujours éloigné, il puisait dans ce décor quasi guerrier – encore renforcé par une superbe toile : Le Cuirassier blessé de Géricault – une sorte d’énergie que les grâces du style Louis XV ne lui eussent pas insufflée. En outre, c’était un décor de bonne politique : les nombreux bonapartistes, anciens officiers de la Grande Armée ou anciens fonctionnaires de l’Empire s’y retrouvaient dans une ambiance familière et, comme tels, rassurés… Seule note vraiment féminine : le bouquet de roses, venues des serres de Neuilly, qui occupait à lui seul un guéridon rond. La signature discrète d’une épouse née au soleil de Naples et qui adorait les fleurs.

Assis derrière sa grande table de travail, le roi regarda entrer les deux jeunes gens, apprécia à sa juste valeur l’impeccable révérence d’Hortense et lui désigna une chaise mais laissa le peintre debout. Un instant, il considéra la jeune femme qui, sous ce regard lourd, s’efforça de faire bonne contenance.

— Vous m’avez dit, madame, fit-il enfin, que votre meilleure amie, la comtesse Morosini si je ne me trompe… ?

— La mémoire du roi est parfaite, sire. J’ajoute qu’elle est née princesse Felicia Orsini.

— Ce sont là de bien grands noms d’Italie ! Donc vous me disiez que la comtesse Morosini avait été jetée en prison, par erreur, mais en prison tout de même ? En général, il faut faire quelque chose pour en arriver là. Pour quelle raison a-t-elle été arrêtée ?

— Terrorisme, sire ! Et comme Louis-Philippe avait un haut-le-corps qu’elle jugea peu encourageant, elle se hâta d’ajouter : Si le roi le permet, je lui ferai le récit exact de ce qui s’est passé.

— J’allais vous en prier. Mais soyez claire, s’il vous plaît… et point trop longue !

Aussi succinctement que possible, mais en prenant soin de bien choisir ses mots, Hortense raconta l’aventure de Felicia et, sans nommer personne, laissa entendre qu’une obscure machination, une vengeance peut-être était à la base du drame.

— Ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi l’on s’est obstiné à la traiter en homme et à ne la connaître à la Force que sous le seul nom d’Orsini ?

— Je ne comprends pas davantage, madame… sinon peut-être qu’il est plus facile de faire disparaître quelqu’un qui n’existe pas. Mais vous racontez fort bien. Etiez-vous donc présente au moment de cette descente de police au café Lamblin ?

— J’étais sur mes terres d’Auvergne, sire, et bien loin de me douter de ce qui se passait à Paris.

— D’où tenez-vous, dans ce cas, ce récit particulièrement vivant ?

— D’un ami pour qui les dessous de la police ne semblent pas avoir beaucoup de secret. Il s’appelle François Vidocq !

De la façon la plus inattendue, Louis-Philippe éclata de rire :

— Vous connaissez cet ancien gibier de potence ? C’est proprement impensable quand on vous regarde, madame !

— Je ne sais pas, sire, mais le fait est que je le connais et même que je le tiens pour un ami fidèle. Ce qu’il me dit, je le crois.

— Et vous pourriez bien avoir raison. Pendant des années, Vidocq a été l’homme le mieux renseigné de France. Quelque chose me dit qu’il n’a pas changé. Vous me donnez une idée, d’ailleurs. J’aurais peut-être intérêt à lui rendre du service. Que fait-il en ce moment ?

— Il dirige une petite entreprise de papeterie qu’il a créée à Saint-Mandé, mais je ne suis pas certaine que ses affaires aillent au mieux.

— Vous ne m’étonnez pas ; pour qu’un homme comme lui s’intéresse vraiment au papier, il faut qu’il y ait quelque chose d’écrit dessus. Et de préférence quelque chose d’important. Mais revenons à Mme Morosini. Il y a tout de même une circonstance assez peu claire dans son histoire : que faisait-elle habillée en homme au café Lamblin, ce repaire de demi-soldes et de bonapartistes… pour ne pas dire de carbonari ? Personne, j’imagine, ne l’y a traînée de force ?

Le regard d’Hortense croisa celui de Delacroix et elle y lut une inquiétude. Peut-être craignait-il qu’elle ne s’embarquât dans une histoire peu vraisemblable ? Mais elle était décidée à dire les choses aussi franchement que possible.

— Elle est bonapartiste, sire, et ne s’en cache pas. Voici deux ans, son époux, Angelo Morosini a été fusillé par les Autrichiens, à Venise. Elle a dû fuir et elle est venue se réfugier en France… en dépit du fait que l’Empire n’était plus qu’un souvenir. Elle en a gardé, comme tant d’autres, une certaine nostalgie.

— Une nostalgie qui la poussait à conspirer contre mon cousin Charles X, si je ne me trompe ?

Delacroix décida alors qu’il était temps pour lui de se mêler au débat :

— Elle conspirait surtout contre toute forme d’oppression. Durant les journées de Juillet, les carbonari, bonapartistes ou républicains se sont bien battus, sire. La comtesse Morosini a fait le coup de feu, elle aussi, sur la barricade du boulevard de Gand. Elle y a même été blessée.

Louis-Philippe se tourna vers le peintre et le considéra un instant avec une surprise amusée.

— Parce que vous la connaissez aussi, monsieur Delacroix ? Quelle flamme ! Vous en parlez comme d’une héroïne !

— C’en est une, sire, et des plus fières. Il est vrai que je la connais et que je l’admire. J’ajoute, si le roi le permet, que lui aussi la connaît.

— Moi ?

— Oui, sire ! Pour cette Liberté que le roi veut bien admirer, c’est son visage que j’ai peint.

— La Liberté ? Celle de la barricade ?

— Elle-même, sire. La comtesse Morosini a bien voulu me servir de modèle. Et je supplie le roi d’user de son pouvoir pour faire cesser une iniquité due sans doute à quelqu’un de ces éléments troubles qui subsistent encore dans sa police. Naguère, on n’aimait pas beaucoup la comtesse Morosini à la Cour de Charles X, mais M. de Talleyrand et Mme la duchesse de Dino la recevaient avec amitié. S’ils n’étaient en Angleterre, ils seraient certainement les premiers à demander sa libération.

Louis-Philippe quitta son fauteuil et se mit à arpenter le tapis de son cabinet. Le pli était plus creux encore entre ses sourcils et Hortense, qui avait repris espoir, sentit son cœur se serrer de nouveau. Elle jeta un regard suppliant à Delacroix qui se hasarda à demander :

— Puis-je me permettre de demander respectueusement si quelque chose tourmente le roi ?

Celui-ci arrêta sa promenade et regarda tour à tour les deux jeunes gens :