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Jean ne disait jamais où il allait au moment du départ. Peut-être parce qu’il ne le savait pas vraiment. C’était au retour qu’il se racontait, tout en dévorant à belles dents, en homme affamé, les solides repas que lui préparaient Clémence ou Jeannette Devès, la nièce de François, quand il ne venait pas au manoir.

Certains jours, il partait pour la journée et ne disait rien du tout mais, la nuit suivante, il aimait Hortense avec plus de passion, plus d’ardeur encore que de coutume. La jeune femme alors n’avait pas besoin de l’interroger : elle savait qu’il était allé à Lauzargues et qu’il en avait rapporte une charge de chagrin et de rage.

C’était là qu’il était allé pour sa première sortie après sa blessure, sans permettre qu’Hortense l’accompagnât, acceptant seulement un cheval pour éviter la trop grosse fatigue. Il en était revenu pâle jusqu’aux lèvres et les larmes aux yeux.

— Lauzargues n’est plus qu’une énorme ruine : quatre tours à ciel ouvert veillant sur un amoncellement de pierres et de morceaux de poutres, trop gros pour brûler… Le château est mort, Hortense, mort à jamais…

Ce n’était pas une nouvelle et tous deux savaient déjà que la vieille forteresse médiévale était ravagée. Dès le lendemain de l’explosion qui l’avait mise à mal, Hortense avait envoyé François Devès pour juger de l’étendue des dégâts et prendre des dispositions en vue de l’enterrement des victimes : d’abord le marquis de Lauzargues, oncle d’Hortense et aussi Eugène Garland, le bibliothécaire fou qui avait déclenché la catastrophe, mais sauvé Hortense et Jean des desseins meurtriers du marquis[2].

François rapporta un tableau saisissant de ce qu’il avait vu. Il dit aussi qu’au lieu de deux corps il en avait trouvé quatre mais pas ceux que l’on attendait : celui d’Eugène Garland, l’incendiaire, et ceux du fermier Chapioux, de son fils et de son valet qui tentaient de forcer la porte du château à l’instant où la déflagration s’était produite. De celui du marquis, aucune trace : les énormes blocs de lave dont était construit Lauzargues s’étaient refermés sur lui comme la main de Dieu.

— Si on veut le retrouver pour lui donner sépulture en terre chrétienne, il faut déblayer tous les décombres, dit François. Avec tous ceux du village, on devrait y arriver mais ça prendrait du temps et Dieu sait ce que l’on trouverait…

Alors Hortense ordonna de laisser les choses dans l’état. L’orgueilleux marquis reposerait plus heureux sous les pierres du château où il avait apporté la malédiction que sous les dalles de la petite chapelle Saint-Christophe voisine – et miraculeusement restée intacte – où dormaient de leur dernier sommeil ses victimes principales : sa femme, assassinée par lui, et son fils Étienne, le jeune époux d’Hortense qu’il avait conduit au désespoir et qui s’était pendu.

Les choses restèrent donc, à Lauzargues, telles que les avait faites la folie d’un homme aigri. Il y avait de cela trois mois au cours desquels Hortense refusa toujours de revoir ces lieux où elle avait tant souffert et où, par deux fois, elle avait failli mourir. Elle gardait rancune au château familial de ce qu’elle y avait enduré et, peut-être aussi, de lui avoir dérobé une partie de son cœur car elle avait aimé le vieux repaire qui avait vu l’enfance de sa mère et qui l’avait conduite à Jean.

— J’y retournerai peut-être mais plus tard, disait-elle à son ami. Pour l’instant, c’est trop tôt…

Jean n’avait pas insisté et ne parla plus d’emmener Hortense mais, après cette première visite, il retourna souvent là-bas et la jeune femme n’osa l’en empêcher. Elle savait quelle puissante attraction exerçait le château dont il aurait dû porter le nom sur celui que, dans le pays, on appelait Jean de la Nuit ou le « Meneu’d’loups »…

Quelqu’un d’autre, à Combert, subissait aussi cette attirance. C’était la vieille Godivelle, qui avait été la nourrice du marquis et lui gardait un amour fidèle en dépit de ses forfaits. Au jour du désastre, il n’avait pas été si facile d’arracher la vieille gouvernante à ce château où toute sa vie s’était écoulée. On y était parvenu en lui mettant dans les bras le petit Étienne qu’elle aimait d’un amour d’aïeule doublé de l’espèce de dévotion qu’en servante fidèle Godivelle portait au dernier des Lauzargues. Et pourtant, cet amour-là ne suffit pas longtemps à la vieille femme.

Il lui eût suffi peut-être si elle avait été seule avec l’enfant mais, à Combert, il y avait aussi Jeannette qui était la nourrice du bébé Étienne et Clémence l’ancienne servante dévouée de feue Dauphine de Combert… Et cela faisait beaucoup de monde. Trop de femmes surtout, sans parler d’Hortense elle-même, pour une vieille despote habituée à régner en maîtresse sur sa cuisine – où elle s’était fait une réputation qui courait tout le pays cantalien – et sur une maisonnée d’hommes qui, à des degrés divers, reconnaissaient sa puissance.

Godivelle tint deux mois. Et puis…

Et puis, au matin du jour des morts, alors qu’Hortense au jardin cueillait les dernières fleurs et une brassée de feuillage roux pour en fleurir la tombe de Mlle de Combert, elle vit venir à elle Godivelle habillée pour sortir : robe, châle et devantier noir, la grande mante sur les épaules et le capuchon déjà rabattu sur la coiffe de lin blanc empesée.

Le visage rond de la vieille femme, avec son réseau de rides qui la faisait ressembler si fort à une pomme fripée, était pâle et tiré. Comme toute la maisonnée, à l’exception de l’enfant, elle n’avait pas dû dormir beaucoup à cause de l’ancienne coutume qui voulait que, durant toute la nuit de la Toussaint, les cloches de l’église ou de la chapelle sonnassent en glas pour les âmes des trépassés. Mais elle avait cette allure décidée et ce pli serré de la bouche qui lui étaient habituels lorsqu’elle décidait de faire ou de dire quelque chose qui lui tenait à cœur. Et, toujours à son habitude, elle alla droit au but :

— Madame Hortense, dit-elle, avec votre permission, je m’en vais.

De surprise, la jeune femme lâcha son sécateur et se baissa vivement pour le ramasser, ce qui lui donna un instant de réflexion.

— Et où allez-vous ainsi, Godivelle ?

— Je retourne à Lauzargues. Il ne faut pas m’en vouloir, madame Hortense. Je suis très bien chez vous… seulement je n’y suis pas chez moi. Je n’y suis pas à mon aise. Je crois vraiment qu’il n’y a pas de place pour moi…

— Pas de place pour vous ? Auprès de moi ? Et surtout auprès d’Étienne ? Je croyais que vous ne souhaitiez rien de mieux que vivre désormais avec lui ?

— Je le croyais aussi mais il n’a pas vraiment besoin de moi. Jeannette qui s’en est toujours occupée le fait mieux que personne. C’est normal puisqu’elle était sa nourrice…

— Et il ne vous vient pas à l’idée que je pourrais avoir peine à me séparer de vous ? Je vous dois tant, Godivelle ! Sans vous, que serais-je devenue lorsque, après la mort tragique de mes parents, je suis arrivée à Lauzargues ? Vous m’êtes très chère et je crois qu’Étienne vous aime.

— Je reviendrai vous voir de temps en temps. On ne sera pas vraiment séparées. Ce n’est pas si loin, Lauzargues. Et puis, voyez-vous, madame Hortense… je crois que, là-bas, quelqu’un a besoin de moi. Je le pense depuis plusieurs jours déjà mais, aujourd’hui, en ce jour des morts, je le sens plus fort encore que d’habitude.