— N’aviez-vous pas assez de soucis et n’était-ce pas pour nous aider, moi et mon pauvre frère, que vous avez déchaîné l’amour insensé de cet homme ? Je ne pouvais pas permettre qu’il allât vous rejoindre et causer Dieu sait quel drame. Je vous devais cela !
— Vous pouviez y laisser votre liberté pour toujours, peut-être votre vie ?
— Une dette est une dette. Celle que j’ai contractée envers vous est sacrée… Au surplus, ne parlons plus de cela ! J’ai des comptes à régler et je les réglerai. Pour l’instant il y a mieux à faire. Mais dites-moi : où en êtes-vous avec le marquis votre oncle ?
Hortense regarda son amie avec stupeur. Elle avait oublié que Felicia, qu’elle croyait partie pour l’Autriche depuis leur séparation, ne savait rien, absolument rien de ce qui s’était passé à Lauzargues ni du drame qui avait détruit le château…
— Je crois, dit-elle avec un sourire, que je vais en avoir pour toute la journée à vous raconter ma vie.
— Je vous ai dit hier que nous aurions beaucoup à parler, dit Felicia en riant. Je change de robe et nous nous y mettons ! D’ailleurs le déjeuner va bientôt être servi.
Aidée par Hortense, elle commença à dégrafer l’étroit corsage montant de son amazone. Et tandis que ses doigts s’activaient, celle-ci demanda :
— Pourquoi ce costume, Felicia ? Pensez-vous déjà remonter à cheval ?
— Peut-être. J’ai l’intention de voyager, en tout cas… et plus jamais je ne veux porter de costume masculin. J’en suis dégoûtée…
— Je suis heureuse que vous ayez envie de quitter Paris. C’est la sagesse, je crois. Et je serai si heureuse de vous faire connaître mon Auvergne !
Felicia se retourna si brusquement que le tissu de l’amazone faillit se déchirer entre les mains d’Hortense.
— L’Auvergne ? fit-elle avec autant de douceur qu’elle avait mis de brusquerie dans son mouvement. C’est votre hospitalité que vous m’offrez généreusement, mon ange… mais je n’ai rien à faire en Auvergne… alors que je peux avoir beaucoup à faire ailleurs. Vous savez depuis longtemps où vont mes aspirations. Mon séjour en prison n’a fait que les renforcer. Ce n’est pas ce roi-mercanti qu’il faut à la France : c’est un empereur. Et je vais partir pour Vienne. Je suis déjà bien assez en retard…
Felicia était à présent débarrassée de son amazone et enfilait la robe de cachemire rouge qu’elle portait la veille et que d’ailleurs elle affectionnait parce qu’elle convenait parfaitement à son teint d’Italienne et à ses cheveux noirs. Hortense la regarda avec une admiration découragée. Comment avait-elle pu imaginer un instant que Felicia, même épuisée, consentirait à s’enterrer dans un hameau perdu des montagnes, elle qui considérait que le vaste monde était tout juste assez grand pour qu’elle pût s’y ébattre ?
— Delacroix ne vous a pas tout dit hier, quand il vous a raconté notre entrevue avec le roi, soupira-t-elle. J’ai dû m’engager à veiller sur vous et je réponds de vos… agissements, sur ma tête !
Une brusque colère empourpra le visage de Felicia. La brosse dont elle se servait pour remettre de l’ordre dans ses cheveux lui échappa :
— Sur votre tête ? Par tous les diables de l’enfer, jusqu’où peut aller la sottise d’un homme ! Faire de vous une geôlière ! Empoisonner votre vie par la crainte constante que je ne commette une sottise fatale ! Comment avez-vous pu accepter cela ?
— Je n’avais pas le choix. C’était cela ou…
— Ou me laisser pourrir dans ma prison ? Cette histoire de bombe a dû donner une fière frousse à ce pauvre Louis-Philippe !… Venez, Hortense, nous allons déjeuner ! Cela va nous aider à tirer au clair un tas de choses qui me paraissent encore obscures… Il est temps d’accorder nos violons.
Le repas… et le récit terminés, Felicia alla prendre un long cigare mince dans la boîte de bois des îles posée sur une desserte, l’alluma à l’une des bougies de la table et, revenant à sa place, fuma un instant en silence. Habituée, Hortense huma, non sans plaisir, l’odeur fine du havane dont la fumée bleue enveloppait l’étroit visage méditatif de son amie, lui prêtant une sorte de charme mystérieux.
— Que vous soyez débarrassée du marquis est une bonne chose, dit enfin Mme Morosini, mais la société actuelle est ainsi faite que vous deviez fatalement rencontrer une grande difficulté à vivre au grand jour votre belle histoire d’amour.
— La société m’est indifférente, Felicia et ses ragots plus encore. Pour vivre heureuse, je n’ai besoin que de Jean et de mon fils…
— Mais Jean, pour autant que je le connaisse, ce qui est bien peu, n’est pas homme à accepter de vivre en cage. Et il a tout à fait raison de refuser de vivre ouvertement avec vous. Et vous, vous n’auriez pas dû lui mentir…
— Je l’ai déjà regretté. Dès mon retour, je lui dirai la vérité.
— Alors, ce retour, il faut qu’il soit rapide. Allez-vous-en ! Et ne me parlez plus de vos engagements envers votre gros roi. Jamais, je vous en donne ma parole d’honneur, je ne prendrai les armes contre lui et à présent que je suis au fait, je vous jure de ne jamais rien faire qui puisse vous mettre en danger.
— N’allez-vous pas conspirer peu ou prou ?
— Pour faire sortir l’Aiglon de sa cage autrichienne, sans plus. Ce sera aux autres de lui conquérir son trône ici. Mais je suis tranquille : quand il reviendra, on ne tirera même pas un coup de feu. L’armée, les Français se tourneront vers lui comme des fleurs vers le soleil et Louis-Philippe n’aura plus qu’à faire ses bagages et à disparaître discrètement des Tuileries où il n’aura peut-être même pas le temps de s’installer. Il partira comme est parti Charles X : sur la pointe des pieds. Donc faites-moi confiance et partez tranquille. Grâce au Ciel vous avez dû prendre Butler de vitesse : il n’aura pas le temps de vous retrouver.
— Malheureusement… c’est déjà fait. Il m’a retrouvée…
— Quoi ? il vous a… Où ? Quand ? Comment ?
Hortense détourna les yeux, affreusement gênée tout à coup. Elle aurait voulu enfouir ce vilain souvenir au plus profond de sa mémoire, mais il était impossible de cacher à Felicia l’aventure de la rue Saint-Louis-en-l’Ile. En outre, elle avait désespérément besoin des conseils de son amie.
— Ce récit-là, soupira-t-elle, est le plus difficile à faire de tous ceux que j’aie jamais faits. Je vous en prie, ne me regardez pas, Felicia.
— Comme si quelque chose pouvait être un sujet de gêne entre nous ! Parlez sans crainte, je vous en supplie !
Alors, très vite, en effleurant seulement les moments les plus désagréables pour sa pudeur, Hortense raconta ce qui s’était passé entre elle et Patrick Butler. Tout en parlant, elle reprit courage et osa regarder Felicia. Elle vit alors que les yeux noirs de celle-ci étincelaient de fureur. Puis, brusquement, jetant son cigare, Felicia se leva et vint embrasser Hortense qu’elle serra contre elle dans un mouvement de protection maternel.
— Pauvrette ! dit-elle. Il était écrit que ce misérable nous ferait souffrir toutes les deux ! Mais à présent, nous n’allons pas perdre notre temps à nous attendrir sur notre sort respectif. Dites-vous bien que nous sommes en guerre et cette guerre, il va falloir s’arranger pour la gagner.
— Que voulez-vous dire ?
— Que les hostilités sont désormais ouvertes entre Butler et nous. Il s’est pris de passion pour vous et dites-vous bien qu’il ne vous lâchera plus. Il vous l’a écrit d’ailleurs.
— Bien sûr, mais que puis-je faire ?
— Répondez d’abord à une question. Avez-vous envie de voir cet homme débarquer un beau jour dans votre castel auvergnat ?