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— Je ne vois pas comment il pourrait y arriver. C’est un endroit si caché, si perdu…

— Pas à ce point-là, et vous n’êtes qu’une innocente ! Pour avoir réussi à monter contre nous deux un piège aussi perfide, il faut que cet homme ait des relations. Soyez certaine qu’il vous trouvera, puisque, à présent, il sait votre nom. Quelle diable d’idée avez-vous eue de le lui dire ?

— J’ai cru, sottement je l’avoue, qu’un vieux nom lui inspirerait quelque respect. Il me traitait comme une fille. C’est parti tout seul.

— Si je vous ai bien comprise, cela n’a rien changé à son comportement. Au surplus, ma maison doit être une fois de plus surveillée et si vous alliez à présent prendre votre diligence pour Saint-Flour, soyez certaine qu’il le saurait dans l’heure suivante. J’ignore comment votre Jean accueillerait la visite de Butler…

— Je n’ose même pas y penser. Je crois que le sang pourrait couler…

— Mais pas assez vite sans doute pour empêcher que cette brute ne raconte votre nuit. Vous n’avez qu’une solution, Hortense, c’est de partir avec moi pour l’Autriche.

— L’Autriche ? Mais, Felicia…

La comtesse Morosini sourit à son amie avec une chaude affection.

— Je sais. Il y a des risques, mais je les crois moins grands que celui de voir votre bel amour voler en éclats irréparables sous les coups de cet armateur en folie. La route est longue, d’ici à Vienne. Et il peut se passer bien des choses.

— Mais songez à ce que vous allez y faire ! Entraîner cet homme à votre suite, c’est multiplier les dangers, c’est mettre, au départ, votre entreprise en péril.

— Pas sûr ! N’oubliez pas mon vieux Timour. Il n’aime pas que je traîne après moi des gens suspects. Croyez-moi, Hortense, c’est la seule solution. D’ailleurs, ainsi, vous pourrez tenir la parole que vous avez donnée à Louis-Philippe…

— Vous ne vous déciderez jamais, n’est-ce pas, à l’appeler le roi ?

— Non. Ce n’en est pas un pour moi. En juillet, cet imbécile de Charles X en avait fait, dans son affolement, un lieutenant général du royaume. Louis-Philippe en a profité pour se faire couronner. Lui aussi est malhonnête. Et je vous rappelle enfin que, lorsque nous aurons un empereur, nous n’aurons plus rien à craindre de lui… ni de tous les Butler de la terre. Alors qu’en pensez-vous ?

En dépit de la stupeur qu’elle lui avait causée primitivement, l’idée de Felicia commençait à faire son chemin dans l’esprit d’Hortense. Il fallait qu’elle réussît à se débarrasser, à quelque prix que ce soit, de Butler, faute de pouvoir jamais vivre en paix. Et pour cela l’aventure autrichienne – cette aventure qui d’ailleurs l’avait parfois tentée – pouvait apporter une solution…

— Combien de temps pensez-vous être absente ? demanda-t-elle.

— Quelques semaines, quelques mois ! Je ne sais pas. Le temps d’organiser la fuite du prince. Je ne parle pas de le convaincre : cela devrait être facile. On dit que là-bas, il rêve de la France et de la gloire de son père. Vous craignez d’être trop longtemps absente ?

— Avez-vous oublié que je devais me marier à Pâques ? fit Hortense avec un mince sourire.

— Je crois que, de toute façon, il vous aurait fallu retarder la cérémonie. Croyez-moi, Hortense, écrivez là-bas, dites que vous êtes retenue ici, que l’on ne s’inquiète pas !

— Encore un mensonge ? J’ai peur d’en prendre l’habitude.

— Du moment que c’est pour le bien de tous, il ne faut pas vous le reprocher. Pas celui-là tout au moins. Et n’ayez crainte : vous n’êtes pas femme à en prendre l’habitude…

— D’abord, je vais déjà me libérer de celui qui me pèse le plus. Je vais écrire à Jean que je n’attends pas d’enfant… et tenter d’expliquer pourquoi je lui ai menti.

— Je serais fort étonnée s’il ne comprenait pas. Et puis, notre affaire faite, je vous ramènerai moi-même à Combert !

Un éclair de joie passa dans les yeux dorés d’Hortense. Elle savait qu’en compagnie de son amie rien ne pouvait jamais aller vraiment mal.

— Alors ? dit Mme Morosini. Nous partons ensemble ?

Brusquement, Hortense se pencha, prit sur la table une carafe emplie de vin, en versa un peu dans son verre et, avec le bel enthousiasme de la jeunesse au seuil d’une aventure exaltante, elle le leva en disant :

— Nous partons ensemble, Felicia ! Et que Dieu nous aide ! Vive l’Empereur !

— Vive Napoléon II ! renchérit Felicia. Vous devez vous souvenir constamment qu’il est jeune, beau, malheureux, qu’il est le fils de votre parrain et que vous vous appelez aussi Napoléons. Dans une semaine, nous serons parties.

— Mais croyez-vous sincèrement que nous puissions être véritablement utiles à quelque chose ? Voilà six mois que Louis-Philippe a pris le pouvoir. Si le roi de Rome devait revenir, ne croyez-vous pas qu’il serait déjà là ?

— Il faut compter avec le chancelier d’Autriche. Metternich n’a aucune envie de lâcher sa proie et l’empereur François II n’agit que sur ses conseils. Bien sûr, le prince devrait déjà être là, mais la peur de revoir un Napoléon sur le trône de France est plus forte chez Metternich que la saine idée de voir régner le fils d’une archiduchesse, un enfant élevé somme toute à l’autrichienne. Aucun de ceux qui connaissent bien le problème ne s’attendait à un retour rapide car la cage est certainement plus étroitement close que jamais. Il va falloir la forcer et en arracher l’Aiglon.

— Mais nous qui ne sommes que deux femmes, quel pouvoir aurons-nous ? Qu’allons-nous apporter de plus à ceux qui, sans doute, œuvrent là-bas ?

Felicia se pencha, appuya ses deux coudes sur la table et darda sur son amie son regard étincelant :

— Un trésor de guerre. Tout au moins une partie. Je possède, vous le savez, de très beaux bijoux. Duchamp le sait aussi car je le lui ai dit et il m’attend. En outre, nous ne serons pas seules là-bas car le prince a des partisans jusque dans son entourage. Quant à Duchamp, vous connaissez sa valeur. Il vaut une armée à lui tout seul mais, à cette heure, il doit être assez inquiet de ne pas me voir arriver. Nous sommes donc attendues là-bas et même si je le voulais à présent, je n’aurais pas le droit de me dérober.

— Vous allez sacrifier vos joyaux ? Mais ils sont le plus clair de votre fortune ?

— L’Empereur me les rendra au centuple ! dit Felicia avec un beau sourire. Ayez confiance, Hortense ! Nous réussirons. La France est trop belle pour qu’on la laisse aux mains de l’homme au parapluie. Il lui faut un aigle. A nous de le sortir de son nid étranger.

La flamme qui habitait Felicia était communicative. Hortense s’y réchauffa durant toute la soirée. A sa surprise, elle se retrouvait telle qu’elle était au temps du couvent des Dames du Sacré-Cœur : la fille de l’un de ces aventuriers de génie comme il en était tant apparu dans le sillage de Bonaparte ; l’adolescente qui, le soir, dans son lit de pensionnaire rêvait de ce jeune prince, né le même jour qu’elle, de ce roi de Rome que l’on avait cru déguisé sous un ridicule titre autrichien : duc de Reichstadt. L’aider à retrouver le trône de son père, c’était renouer avec le passé et payer, en quelque sorte, la dette contractée jadis par son père envers le grand Empereur qui l’avait protégé. C’était se retrouver pour un temps Hortense Granier de Berny, comme elle l’était autrefois avant que Lauzargues, ses rêves, ses fantasmes et ses maléfices ne fissent d’elle une autre femme.

Mais quand, retirée chez elle tard dans la soirée, Hortense se retrouva assise devant une feuille blanche, une plume au bout des doigts, l’exaltation héroïque de tout à l’heure tomba. Elle venait d’écrire quelques mots à François Devès pour le charger de remettre une lettre à Jean. A présent, le plus difficile restait à faire et le courage lui manquait. Auprès de l’amour qu’elle éprouvait pour le solitaire, la restauration d’un empire semblait bien peu de chose. D’ailleurs, il n’était pas question de lui en parler. Ce qu’il fallait dire, c’était que Felicia avait besoin d’elle et qu’un certain temps s’écoulerait avant son retour. Et puis il fallait avouer son mensonge et, cela, c’était le plus difficile. Jean l’aimait-il assez pour comprendre, pour pardonner ? L’aimait-il assez tout court ? Il y avait cette attirance irrésistible qu’exerçaient sur lui les tours ruinées de Lauzargues. Il y avait la vie sauvage qu’il aimait et que symbolisaient si bien ses loups fidèles. L’absence allait-elle les rapprocher ou bien agrandir la légère fêlure qu’avaient fait apparaître leurs aspirations différentes ?