Et soudain, comme elle trempait sa plume dans l’encrier, une pensée épouvantable lui traversa l’esprit : cette nuit de cauchemar passée avec Patrick Butler… si elle allait porter un fruit ? Si une dérision du destin lui infligeait pareille épreuve ? La seule idée de rentrer à Combert enceinte de son bourreau lui soulevait le cœur… Felicia avait raison : il était impossible de rentrer chez elle à présent. Il fallait attendre, être sûre… et aussi éliminer définitivement le danger mortel que représentait la passion destructrice de Butler… Alors, autant aller à Vienne et tenter au moins d’en rapporter, avec la plus grande joie de Felicia, un souverain capable de se faire aimer de tous les Français…
La jeune femme rêva encore un instant en laissant son regard se perdre dans le cœur flambant du feu qui crépitait dans la cheminée, puis elle trempa de nouveau sa plume qui avait séché et commença : « Mon amour, nous allons être séparés pendant quelque temps… » Les premiers mots écrits, la plume courut plus vite. Hortense laissait son amour déborder de son cœur et plaider l’absolution d’un mensonge qui n’était, somme toute, qu’une autre preuve d’amour.
Ne sachant pas si la poste n’était pas surveillée par la police, elle ne parla pas du prochain départ pour Vienne. D’après Felicia, tout devrait aller très vite et l’absence n’excéderait pas quelques semaines. Mais quand elle eut cacheté sa lettre, Hortense éprouva une sorte d’angoisse. Après les dangers d’un malentendu, il allait y avoir, entre elle et l’homme qu’elle aimait, un long, très long chemin qui la conduirait au cœur de l’Europe tandis qu’elle eût tant aimé revenir vers sa maison. Et cela lui fit mal…
Alors, la tête enfouie dans ses bras repliés, Hortense pleura, pleura jusqu’à ce que la fatigue vînt au bout de ses larmes…
Deuxième Partie
LES JARDINS DE SCHÖNBRUNN
CHAPITRE VI
MONSIEUR GRÜNFELD, MAÎTRE D’ARMES…
Ceinturée de remparts et de bastions que les gens de la ville avaient transformés en promenades, constellée d’imposants palais baroques ou italiens gravitant autour de la Hofburg, résidence de l’empereur, comme des satellites autour d’une planète-mère, couronnée de dômes vert-de-gris et de flèches légères sur lesquels régnait celle, immense, de la cathédrale Saint-Étienne, Vienne apparut à Hortense semblable à quelque cité de légende quand, du haut de la dernière côte du Wienerwald, elle la découvrit étendue sous le ciel bas et soulignée par le large ruban jaunâtre du Danube. Le temps était sec, aucune brume ne voilait les contours ni les couleurs et la ville impériale s’enlevait, dessinée à l’encre de Chine avec la précision d’un dessin de Dürer.
— Vous aimerez Vienne, lui avait dit Felicia. C’est une ville qui n’est sévère qu’en apparence mais, en fait, c’est peut-être la ville la plus gaie du monde. Amoureux fous de musique et de pâtisseries, les Viennois ne songent qu’à danser et à manger.
En effet, tandis que leur voiture couverte de poussière et de boue traçait son chemin à travers les rues étroites de la cité, il semblait à Hortense qu’un air de valse voltigeait ici et là, apportant sa légèreté aux pierres grises des maisons. Dans les rues d’ailleurs, c’était un surprenant festival de couleurs qui rappelait que Vienne était une porte ouverte sur l’Orient. Il y flottait une atmosphère à la fois féodale et théâtrale. Devant les hauts portails ou les grilles des palais, on pouvait voir des portiers superbement harnachés de couleurs vives relevées d’or ou d’argent. De somptueux équipages – Vienne de tous temps avait été fière de ses voitures et de ses chevaux – croisaient la voiture des deux amies, précédés de coureurs brandissant de longues cannes d’ébène à lourds pommeaux d’or ou d’argent et suivis de heiduques en costumes hongrois. On apercevait des femmes qui s’en allaient à l’église enveloppées de grandes capes noires bordées de martre ou de renard bleu, doublées de satin rouge et relevées de houppes d’or fin, un laquais portant coussin et missel sur leurs talons. Il y avait des gardes aux uniformes rouges et aux épaulettes de velours noir, des gardes aux uniformes rouges et aux épaulettes d’argent, des gardes aux uniformes bleu de ciel et aux épaulettes d’or. Il y avait enfin, montant des chevaux pleins de feu, des officiers arrogants laissant apercevoir par l’entrebâillement du manteau à collets les uniformes blancs, ou vert foncé. D’autres encore qui arboraient la pelisse bleue soutachée d’argent des hussards. Il n’était jusqu’au menu peuple dont l’habillement ne fin montre d’une recherche, d’un certain air de fête. Les costumes folkloriques n’étaient pas rares et le feutre tyrolien côtoyait volontiers les coiffures enrubannées des Hongroises. Même les mendiants évoquaient, par les couleurs de leurs guenilles, d’anciennes prospérités.
— C’est incroyable, dit Hortense. Nous ne sommes pourtant pas encore en carnaval.
— Ici, ma chère, le carnaval est permanent. Vienne est un énorme creuset où se rejoignent, sans se fondre vraiment, toutes sortes de peuples. Il y a des Tchèques, des Bohémiens, des Roumains, des Hongrois, des Polonais, des Grecs, des Italiens, des Levantins et personne ne gêne personne parce qu’à l’exception de la police personne ne pose de question à personne. Vienne est la ville la plus cosmopolite qui soit. C’est pourquoi je l’aime… bien que je n’aime pas beaucoup les Autrichiens.
— Vous n’avez aucune raison de les aimer, Felicia. Mais j’avoue que cette ville m’impressionne avec ses remparts d’un autre âge, ces rues que la hauteur des palais fait si profondes. Par certains aspects, elle évoque pour moi une forteresse.
— Lorsque vous aurez vu la Hofburg, votre impression sera renforcée. C’est le palais le plus lugubre que je connaisse. Mais il n’est pas de prison dont on ne s’évade pour peu que l’on vous y aide, et nous avons ici des amis. Pour l’instant, il faut songer à nous loger.
A la surprise d’Hortense, Timour dirigeait ses chevaux à travers les encombrements de la rue avec une sûreté absolue, comme s’il avait vécu à Vienne toute sa vie.
— Il semble connaître la ville parfaitement bien, remarqua-t-elle. Est-ce qu’il y est déjà venu ?
— Il y a vécu six mois avec mon pauvre Angelo, expliqua Felicia, mais y eût-il vécu seulement une semaine qu’il s’y retrouverait aussi aisément. Vous savez bien que sa mémoire est étonnante… Tenez, voilà la Hofburg !
Se penchant vivement, Hortense aperçut, au fond d’une petite place, un portail gigantesque sommé d’un dôme, des murs austères à peine relevés par l’éclat des uniformes des sentinelles qui en assuraient la garde et puis, derrière, ce qui semblait être un assortiment de bâtiments allant du médiéval au baroque. En résumé, un palais sans grâce mais imposant et qu’Hortense jugea vaguement menaçant.