Godivelle détourna la tête vers les lointains bleuâtres et laissa une larme rouler le long de sa joue fripée.
— Il est tout seul là-bas sous les ruines de son château. Je sais bien qu’il a fait beaucoup de mal, mais il était comme mon enfant et moi je me sentais un peu sa mère. Alors l’idée qu’il n’aura pas de prières, pas de fleurs, que personne ne viendra s’agenouiller auprès de lui, cela me fait une trop grosse peine, madame Hortense.
— Loin de moi la pensée de vous empêcher d’aller prier là-bas, ma chère Godivelle. Tenez, ajouta Hortense en glissant le sécateur dans la main de la vieille femme, coupez ici toutes les fleurs que vous voulez et allez les lui porter. Je vais demander à François de vous conduire…
— C’est pas la peine. Mon neveu Pierrounet vient d’arriver avec le barrot à défunt Chapioux pour me chercher. Mais je veux bien quelques fleurs et je vous en dis grand merci. Seulement… je ne reviendrai pas. Pas de quelque temps, tout au moins.
— Enfin, Godivelle, soyez raisonnable ! Nous voici presque en hiver. Vous ne pouvez demeurer dans des ruines. A votre âge, ce serait aller au-devant de la mort.
— Il n’y aurait alors pas grand mal. Mais je suis encore solide et puis, n’ayez crainte : je logerai dans la ferme. Paraît qu’elle n’a pas trop souffert de l’explosion et ça sera bien suffisant pour moi. Si ça ne l’était pas, je peux toujours habiter au village chez ma sœur Sigolène qui ne demandera pas mieux. Et, au moins, je serai tout près de lui qui n’a d’autre abri que des ruines comme le réprouvé qu’il est peut-être à présent. On dit, en effet, alentour que Lauzargues est hanté. On y aurait vu des lueurs, des ombres…, ajouta Godivelle en se signant précipitamment.
— Ce n’est pas nouveau ; Lauzargues a toujours été hanté et vous le savez bien, coupa Hortense avec une soudaine violence. Avez-vous oublié que j’ai rencontré moi-même…
— Parlez pas de ça, madame Hortense ! gémit Godivelle en se signant de nouveau. Votre pauvre chère tante est en paix à présent et s’il y a là-bas une âme en peine, j’ai bien peur que ce ne soit celle de M. Foulques…
— Qu’y pourrez-vous alors ? Si le marquis est réprouvé, damné même, il a toujours fait tout ce qu’il fallait pour cela !
— Peut-être, mais la miséricorde divine n’est-elle pas infinie ?
— Encore faut-il y croire et y faire appel, ce dont il a toujours su se garder. Oh, Godivelle, ajouta la jeune femme d’une voix soudain éteinte, faut-il vraiment que vous nous abandonniez, Étienne et moi ?
— Vous savez bien que vous n’avez pas besoin de moi. Mais lui, M. Foulques, si je l’abandonne tout à fait, j’aurai l’impression de m’abandonner moi-même parce qu’il a toujours été ma raison de vivre et que je veux mourir auprès de lui comme ces vieux chiens qui ne se peuvent consoler de la mort de leur maître et qui s’installent sur sa tombe pour attendre le dernier soupir. Il faut comprendre et, pour vous qui êtes jeune, ce n’est sûrement pas facile.
Ce qu’Hortense comprit surtout, c’est que rien ne pourrait retenir Godivelle et la vieille gouvernante partit, les bras pleins de fleurs blanches et de feuillage roux avec sur le visage cette lumière et cette certitude de qui s’en va combattre pour sa foi.
— Soyez tranquille, madame Hortense, j’en prendrai bien soin ! lui lança Pierrounet au moment du départ en guise de consolation. Je suis un homme à présent, vous savez ?
Il commençait à prendre de la moustache et il y croyait, mais si Hortense trouva un sourire à cet instant pénible, ce fut uniquement grâce à lui. Debout sur le chemin, elle regarda la carriole s’éloigner jusqu’à ce qu’elle eût disparu au premier tournant puis rentra, emportant la désagréable impression que l’ombre du marquis de Lauzargues ricanait derrière son dos. C’était la première victoire que, depuis sa mort, il remportait contre elle et Hortense se mit à souhaiter désespérément que ce fût la seule.
Elle découvrait avec tristesse qu’en dépit de ses crimes, ou peut-être à cause d’eux, le vieux forban gardait une influence qui n’allait sans doute pas tarder à se muer en auréole de légende contre laquelle ses victimes mêmes risquaient de se retrouver impuissantes. Ce départ laissait un froid, un vide qu’Hortense souhaitait oublier et combler le plus vite possible grâce à l’amour de Jean. Mais comme un fait exprès, ce fut très peu de temps après l’éloignement de Godivelle que Jean prit l’habitude de s’absenter davantage et que son regard eut, plus souvent, l’expression lointaine de l’homme qui se voudrait ailleurs.
Pourtant, leur amour n’était pas en cause. Hortense savait que Jean l’aimait et n’imaginait pas un seul instant qu’il pût en être autrement car leurs nuits faisaient toujours renaître la même ardeur passionnée qui les avait jetés l’un vers l’autre lorsque Hortense s’était donnée. Leurs corps, instruments merveilleusement accordés, jouaient, sans se lasser jamais, une symphonie toujours semblable et toujours renouvelée. Malheureusement, le jour revenait inexorablement, et le jour chassait Jean des bras d’Hortense pour le renvoyer vers cette vie rude à laquelle la jeune femme n’avait pas part et que, cependant, il refusait de changer parce qu’il avait appris à l’aimer et n’en avait jamais connu d’autre. La douceur des repas pris en commun, la joie de voir Jean fumer sa pipe au coin de la cheminée, les pieds sur les chenets et le dos appuyé à des coussins de soie étaient bien rarement accordées à Hortense.
— Je ne veux pas vivre de toi puisque je ne peux même pas te donner un nom en échange, disait-il.
Alors il allait aider son ami François Devès aux travaux de la ferme, gagnant ainsi son pain quotidien jour après jour, jusqu’à ce que son goût de l’errance le reprît et le chassât en compagnie de Luern vers les lointains bleus des montagnes… ou vers Lauzargues.
Le nom sonore atteignit Hortense au fond du sommeil où elle avait glissé insensiblement et la réveilla, frissonnante. Dans la cheminée, le feu n’était plus que braises rouges qu’elle se hâta de couvrir de cendres pour qu’on pût, au matin, le ranimer facilement. Puis, prenant Mme Soyeuse dans ses bras où la chatte se pelotonna avec délices, elle souffla les chandelles du salon, prit son bougeoir sur le coffre du vestibule, monta à sa chambre et se hâta de gagner son lit où le « moine » installé par Clémence entretenait une douce chaleur. Non sans soupirer d’ailleurs : lorsque Clémence mettait le « moine » en place, c’est qu’elle était à peu près certaine que Jean ne viendrait pas cette nuit-là et elle faisait preuve en cette matière d’une étrange divination.
Mais Hortense n’avait plus envie de penser, préférant le sommeil qui, souvent, lui ramenait son ami. Elle s’endormit, la tête à peine sur l’oreiller, Mme Soyeuse lovée contre son flanc et ronronnant comme un rouet ancien. A celle-là, l’éloignement de Jean ne portait pas peine car, en son absence, elle s’étalait béatement sur le lit d’Hortense au lieu de s’en aller dormir sur son grand coussin bleu.
La douairière de Sainte-Croix devait regagner Saint-Flour au matin et ce fut le chapeau sur la tête – un étonnant assemblage de velours, de plumes et de raisins violets – qu’elle prit en face d’Hortense un petit déjeuner substantiel destiné à adoucir la fatigue des cinq lieues de route à travers la planèze couverte de gelée blanche. Le café de Clémence y figurait naturellement en belle place auprès du jambon de montagne, du beurre frais, des confitures de pruneaux et d’un superbe « Cadet-Mathieu[3] » aux pommes sauvages que Clémence avait confectionné dès le matin d’après une recette personnelle de Godivelle et qui, encore tiède, embaumait la vanille et la crème.