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Hortense avait de l’amitié et même de l’affection pour François. Sa mère, Victoire de Lauzargues l’avait aimé en son adolescence avant qu’elle ne s’en allât à Paris pour y mener, contre la volonté des siens, la vie fastueuse d’une femme de banquier. Et François, Hortense le savait, était demeuré fidèle à cet amour de sa jeunesse. Pour lui le mariage avec le père d’Hortense, Henri Gravier de Berny, n’avait jamais existé et il attendait sereinement que la mort lui permît de rejoindre celle dont le souvenir demeurait la lumière de sa vie. De cet amour, il avait reporté une petite part, essentiellement paternelle, sur Hortense parce qu’elle était la fille de Victoire et parce qu’elle lui ressemblait. Hortense aimait François pour cela, pour l’aide qu’il lui avait apportée au temps de ses difficiles relations avec le marquis de Lauzargues, son oncle et beau-père. Elle l’aimait aussi parce qu’il était, avec Luern le grand loup roux, le seul ami de Jean…

La maison, abritée sous un ressaut de rochers, alignait sous son toit à deux pentes l’habitation, l’étable, la fenière et la grange. Seule la laiterie occupait un petit bâtiment séparé et, sur son toit, Hortense aperçut en effet François occupé à sa réparation.

Au bruit des pas d’Hortense, il abandonna son ouvrage, se laissa glisser le long de l’échelle et se trouva debout au milieu de la cour quand la jeune femme y pénétra. Ôtant son grand chapeau, il la salua avec ce mélange de respect et d’amitié qu’il lui montrait toujours et attendit en souriant qu’elle parlât.

— François, dit la jeune femme, savez-vous où est Jean ?

— Si vous ne le savez pas, madame Hortense, ce n’est pas moi qui pourrai vous renseigner. Il ne me dit jamais où il va.

— A moi non plus et voilà bientôt trois jours qu’il est parti. N’est-ce pas inquiétant ?

— Je ne crois pas. Vous savez son goût des longues randonnées dans la montagne. Et puis, vous aviez du monde hier ?

— Vous voulez dire qu’il s’éloigne toujours lorsque j’ai des visiteurs ? Mais cette fois il n’a pas pu savoir l’arrivée de Mme de Sainte-Croix ?

— Tout se sait dans nos vallées. Je suis persuadé que Jean n’en ignore rien.

— Alors, il devrait savoir aussi qu’elle est repartie ? Et il devrait être là…

— Mais je suis là…

Et Jean apparut sortant de derrière un bouquet de pins. Son long pas silencieux de chasseur l’avait amené jusqu’à la jeune femme sans qu’elle l’entendît. Une onde de joie et de chaleur envahit celle-ci comme chaque fois qu’elle retrouvait cet homme qu’elle aimait. Elle s’émerveillait toujours de cette haute taille qui l’obligeait, bien qu’elle fût grande, à lever un peu la tête, de l’éclat de ces yeux couleur de glace bleue, du charme de ce sourire à belles dents blanches qui contrastait si fort avec la courte barbe noire. Il y avait aussi cette voix profonde qui savait si bien la bouleverser lorsqu’elle lui parlait d’amour sans doute, mais aussi avec les mots les plus simples.

— Si vous êtes en peine de moi, je vous en demande pardon, dit Jean doucement, mais je savais que vous n’étiez pas seule. Donc que vous ne m’attendiez pas.

— Je vous attends toujours, Jean. Où étiez-vous ?

— A Lauzargues.

— Encore ?

— Encore et toujours ! Venez ! Il faut que je vous parle. Nous pourrions marcher jusqu’à la rivière pour profiter un peu de ce soleil…

CHAPITRE II

LE MENSONGE

Avec un signe d’amitié à François qui remontait sur son toit, les deux jeunes gens s’éloignèrent d’un pas accordé, par l’étroit sentier à peine indiqué qui longeait un champ labouré descendant vers la rivière dont on entendait l’eau se précipiter dans l’étranglement d’une gorge étroite. Cette rivière leur était chère à tous les deux. Sa voix avait accompagné leur premier baiser et l’éblouissement d’une nuit d’amour vécue sous la garde des loups[4]. L’un comme l’autre avait toujours plaisir à la retrouver.

Ils descendirent le chemin en silence. Arrivée au bord de l’eau, Hortense s’assit sur un rocher moussu, ramenant autour d’elle les plis de sa grande cape mais laissant retomber le capuchon. Le brouillard à présent était complètement dissipé et le soleil mettait dans l’air une douceur et dans ses cheveux blonds un reflet brillant. Ce fut elle qui parla la première.

— Quand es-tu rentré ? demanda-t-elle.

— Je rentre à l’instant. François m’a découvert en même temps que toi…

— Alors, pourquoi ne m’as-tu pas encore embrassée ? Jean se mit à rire.

— Tu semblais si fort en colère ; je ne me serais pas permis. Mais… je ne demande pas mieux.

Sans effort apparent, il la fit lever de sa pierre, l’enferma entre ses bras et l’embrassa longuement avec une ardeur qui lui fit perdre le souffle et cogner le cœur. Comme toujours lorsqu’il la tenait contre lui, Hortense sentit fondre la petite amertume que lui avaient laissée ces trois jours d’absence. Elle glissa ses bras autour du cou de Jean et, quand leurs lèvres se séparèrent, ne permit pas qu’il s’éloignât d’elle. Clignant des yeux, elle le considéra à travers la frange de ses longs cils :

— Comment peux-tu m’embrasser comme cela et me laisser seule pendant trois jours ?

— Je t’embrasse comme cela parce que je t’aime et je te laisse seule quand tu n’as pas besoin de moi.

— J’ai toujours besoin de toi… Oh, Jean ! Une nuit sans toi et je me sens perdue, abandonnée. J’ai froid.

— Alors, c’est que je t’aime mal, dit Jean gravement. Même séparé de toi par toute l’épaisseur de la terre, tu devrais sentir la chaleur de mon amour autour de toi. Je ne te quitte jamais vraiment. Je suis toujours auprès de toi. Si tu avais cette certitude, tu ne te sentirais jamais abandonnée. Et il faut que tu l’aies, cette certitude, parce que tu sais très bien que nous ne pouvons pas vivre réellement ensemble.

— Nous le pourrions si tu voulais, dit-elle, têtue.

— Non. Nous ne sommes pas des bohémiens qui ne cherchent que leur plaisir et se moquent de tout ce qui vit et respire autour d’eux. Il y a Étienne auquel nous devons penser, toi et moi. Il y a Étienne qui ne peut s’accommoder d’une mère décriée. Moi, en tout cas, je ne pourrais le supporter. Et je ne peux continuer à vivre à ta porte. Si nous voulons que l’on accepte notre amour, il faut donner une dignité à notre vie. Voici des jours que j’y pense et j’en suis venu à cette conclusion : le mieux est que j’aille m’installer à Lauzargues.

Hortense eut l’impression que le ciel s’éteignait.

— Toi aussi ? s’écria-t-elle. Toi aussi, tu veux aller là-bas ? Mais qu’ont-elles donc ces maudites ruines pour m’enlever l’un après l’autre tous les gens que j’aime ? Godivelle d’abord, toi maintenant ? Est-ce que tu veux veiller toi aussi sur les cendres du marquis ? Après tout ce qu’il nous a fait ?