« Nous verrons bien ! » pensa Hortense tandis que, serrés l’un contre l’autre, ils remontaient vers la maison. Le temps d’hiver n’était pas celui des travaux des champs. La neige serait bientôt là. Et Jean n’aurait plus aucune raison valable pour ses excursions à Lauzargues. De même, on ne recevrait plus beaucoup de visites à Combert. Et Hortense pensa qu’elle allait peut-être pouvoir vivre ces quelques semaines d’intimité heureuse, rien qu’à deux, dont elle rêvait tellement.
Cette nuit-là, tous deux s’aimèrent avec toute l’ardeur d’un jeune amour, avides de retrouver les heures perdues par leur courte séparation. Mais s’y mêlaient déjà des sentiments contradictoires. Pour Jean, c’était le remords, léger il est vrai, d’avoir peiné son amie en lui annonçant son désir de vivre à Lauzargues. Pour Hortense, c’était la conscience désagréable de ce premier mensonge jointe au désir forcené que ce mensonge, justement, cessât d’en être un. Elle semblait ne pouvoir se rassasier de son amant et ce fut Jean qui, pour la première fois, s’avoua vaincu au premier chant du coq…
Tendrement, Hortense le regarda s’endormir, la tête contre son épaule, émue par cette force au repos, cette puissance dont elle avait su se rendre maîtresse. Elle-même n’avait pas sommeil et, durant un long moment, elle regarda Jean dormir, posant de temps en temps sur ses yeux clos ou sur sa bouche entrouverte un baiser aussi léger qu’un souffle. Comme elle l’aimait à cet instant où le monde se réduisait à l’intimité chaude de son lit enveloppé dans ses rideaux de brocatelle bleue sous lesquels la veilleuse mettait une lumière douce qui ciselait la puissante musculature de l’homme, caressait sa propre peau d’un reflet doré et faisait vivre les mèches blondes de ses cheveux ruisselant sur l’oreiller et sur la poitrine de Jean.
Avec un soupir de bonheur, elle se coula contre son corps, l’entourant de son bras comme d’une fragile branche de lierre autour du tronc d’un grand arbre. Un petit lierre têtu et obstiné qui ne voulait pas se laisser arracher sous peine d’en mourir. Jean était à elle et à elle seule. Elle avait combattu assez rudement pour posséder ce droit de le dire sien et elle combattrait encore avec toutes les armes mises par la nature à sa disposition. Une nature qu’il s’agissait d’obliger à répondre à son attente. Grâce à Dieu, elle avait devant elle quelques nuits comme celle qui s’achevait ! Ces nuits lui permettraient de concevoir cet enfant qu’à présent elle voulait à tout prix. Et c’est forte de cet espoir qu’elle finit enfin par s’endormir…
La première neige vint le lendemain soir et Hortense l’accueillit comme une amie. Jean n’était pas reparti plus loin que la ferme où il aidait François à réparer son toit. Si la neige s’installait, il n’aurait aucune raison d’aller entreprendre quoi que ce soit à Lauzargues… Mais Clémence, rentrant de chercher quelques poires au fruitier pour en fourrer une tourte, doucha son enthousiasme.
— Durera pas cette saleté ! dit-elle, l’est déjà en train de fondre. D’ailleurs voilà la « traverse » qui prend. Va nous amener de la pluie…
— Vous n’aimez pas la neige, Clémence ?
— Aimer la neige qui gèle les pieds et donne l’onglée ? Pauvre Sainte Vierge ! Vous voulez dire qu’elle me fait à peu près autant plaisir qu’une pierre dans mon sabot !
— Je la trouve pourtant plus agréable que la pluie qui transforme les chemins en fondrières…
— Ouais mais la pluie au moins elle amène pas les loups. C’est quand la neige prend et s’installe qu’ils sortent des bois cette engeance. C’est vrai qu’ici on ne les craint point grâce à… à…
Clémence s’arrêta et Hortense se sentit rougir. Ce n’était pas la première fois qu’elle remarquait cette difficulté que rencontraient aussi bien Clémence que les gens du pays lorsqu’il s’agissait de désigner Jean. Autrefois, avant qu’on ne le sût lié à Hortense, il était pour tous « le Jean de la Nuit », ou « le Jean des Loups » ou encore « Le Meneu’d’loups » et comme tel on le respectait comme un être à part tout en ayant un peu peur de lui. En dépit de ses attaches paysannes, car on avait estimé sa mère malgré son « malheur » et l’on savait bien qui était son père, il demeurait un être en marge, à mi-chemin entre le sorcier et le bohémien. Quand encore on ne lui trouvait pas quelques vagues ressemblances avec le diable. Mais à présent qu’on le savait l’ami de la châtelaine de Combert, on ne savait plus trop quel nom lui donner. Hortense décida qu’il était temps d’en finir une bonne fois avec ses tergiversations.
— Est-ce qu’il ne serait pas plus simple de l’appeler tout bonnement monsieur Jean ?
— Monsieur Jean ? C’est que, par ici, on l’a jamais considéré comme un monsieur.
— On ? Qui est on ?
Mise en face d’un problème linguistique aussi ardu, Clémence jeta un regard suppliant à la petite statue de la Vierge noire du Puy qui ornait le manteau de la cheminée et s’en prit aux coins de son devantier…
— Ben… tous ceux des alentours. Pas seulement ici ou à Lauzargues, mais je crois bien de Saint-Flour à Chaudes-Aigues et jusqu’à la Margeride. Faut pas vous offenser, madame Hortense, parce qu’on sait que vous l’aimez bien mais y a des habitudes difficiles à perdre. Et puis… si vous voulez que je vous dise le vrai, on pense qu’il est pas du même monde que vous !
« Vox populi, vox Dei ! » eût dit la douairière de Sainte-Croix, dont Hortense crut entendre le timbre aristocratique ; mais la jeune femme repoussa farouchement un dicton dont la sagesse lui avait toujours semblé douteuse et plus encore lorsqu’au cours de la révolution de Juillet elle avait pu entendre gronder cette voix du peuple.
— Pas du même monde que moi ? Tous ces gens auxquels vous faites allusion savent bien, pourtant, qu’il est le fils du défunt marquis de Lauzargues, mon oncle et que, de ce fait, il est mon cousin ?
— Peut-être, mais…
— Pas de peut-être et pas de mais ! D’autre part, je préfère vous l’annoncer tout de suite, Clémence, en vous priant toutefois de bien vouloir garder la nouvelle pour vous : nous allons nous marier.
— Mais, dit Clémence après ce bref silence qui suit toujours la chute d’un objet lourd, comment que vous allez faire puisqu’il n’a pas de nom à lui ?
— Celui de sa mère devrait suffire. D’ailleurs, nous ne passerons pas par la mairie. Notre mariage sera un mariage secret dont vous serez, vous et François, les témoins et que le chanoine de Combert bénira. Si François se rend au marché de Saint-Flour samedi, je l’accompagnerai et j’irai voir le chanoine. Ainsi, dès à présent, je vous serais reconnaissante de dire monsieur Jean quand vous parlez de mon futur époux… en vous rappelant que Mlle Dauphine l’estimait et même l’aimait. Au fait, n’oubliez pas de mettre son couvert, ce soir : il soupera ici…
Matée, Clémence s’en alla casser ses œufs pour faire sa tourte avec une énergie qui en disait long sur ses sentiments intimes et Hortense regagna le salon où elle tourna en rond pendant quelques instants. Elle se sentait nerveuse et irritée car elle n’imaginait pas que son amour pour Jean ne reçût pas l’approbation pleine et entière de tous ceux qui vivaient autour d’eux. Elle découvrait que les gens simples pouvaient être aussi fermement attachés aux usages que des aristocrates de vieille souche et elle en éprouvait quelque chose qui ressemblait à de la peine.
Au-dessus de sa tête, elle entendait, Jeannette, qui rangeait un placard dans la chambre d’Étienne, aller et venir en fredonnant une romance et elle faillit aller la rejoindre pour lui annoncer, à elle aussi, son mariage. La jeune femme, elle en était certaine, n’oserait jamais se permettre la moindre remarque, mais si une simple expression de son visage laissait supposer qu’elle était choquée elle aussi, Hortense savait que sa peine s’en augmenterait et elle renonça. « Que ces gens pensent ce qu’ils veulent, se dit-elle, je n’en ferai pas moins ce que j ai décidé… »