En apprenant la cause secrète de la maladie de Maurice, madame de Barthèle et Clotilde, l’une dans un premier mouvement d’amour maternel, l’autre dans un élan de dévouement conjugal, avaient pris la résolution que nous avons dite, résolution que, dans l’inflexibilité de son devoir, qui veut d’abord qu’à quelque prix que ce soit le médecin sauve le malade, le docteur leur avait suggérée. Cette résolution était l’effet d’un sentiment trop naturel et trop légitime pour qu’elles songeassent un seul instant, l’une ou l’autre, au ridicule de la situation dans laquelle la présence d’une femme qui avait été la maîtresse de Maurice allait les placer. Mais M. de Montgiroux, qui, comme on a dû le remarquer, n’était pas l’homme du premier mouvement, avait entrevu tout de suite ce que l’admission d’une femme galante dans la maison de sa nièce avait d’irrégulier et de choquant; en outre, je ne sais quelle inquiétude le préoccupait à l’endroit de cette femme, et lui faisait désirer de ne pas se rencontrer avec elle en présence de la baronne surtout: il avait donc voulu fuir, et madame de Barthèle, usant de sa vieille autorité, l’avait retenu. Le comte, ennemi de toute lutte, cédait avec une sorte d’hésitation craintive; un vague pressentiment lui disait tout bas qu’il devait être mêlé pour quelque chose dans toute cette aventure, et madame de Barthèle allait peut-être avoir elle-même une révélation de ce qui se passait dans l’esprit du noble pair, lorsque Clotilde vint interrompre leur entretien, qui commençait à prendre une chaleur indiscrète.
Elle venait, comme nous l’avons dit, annoncer à son oncle que Maurice était réveillé, et qu’il pouvait entrer auprès du malade.
Madame de Barthèle et M. de Montgiroux se levèrent aussitôt et suivirent Clotilde.
Le comte montait l’escalier en cherchant dans son esprit par quel moyen il pourrait sortir d’embarras, lorsque tout à coup, dirigeant au travers d’une fenêtre, ses regards sur la cour, madame de Barthèle s’écria:
– Ah! voici M. Fabien de Rieulle; nous allons savoir quelque chose de nouveau.
– En effet, Fabien entrait dans la cour, à pic sur un tilbury.
– En ce cas, ma chère enfant, dit M. de Montgiroux en s’arrêtant sous l’impression spontanée d’une terreur dont il ne pouvait pas se rendre compte, retourne auprès de ton mari; dans un instant je suis près de toi; mais, comme madame de Barthèle, j’ai hâte de savoir quelle nouvelle nous apporte ce monsieur.
Et il s’élança après la baronne, afin de ne point la laisser un instant seule avec le nouveau venu.
Ce nouveau venu, sur lequel force nous est de jeter les yeux, tandis qu’il saute légèrement de son tilbury et qu’il monte les marches du perron en rajustant le léger désordre qu’une course rapide avait amené dans sa toilette, était un jeune homme de vingt-sept à vingt-huit ans, beau garçon dans toute l’acception du mot, et qui, à des yeux superficiels, pouvait passer pour un homme d’une suprême élégance. C’était, comme nous l’avons dit, l’ami ou plutôt le compagnon de Maurice; car, lorsque nous aurons à mettre ce dernier en scène, nous essayerons de démontrer quelle nuance imperceptible aux regards vulgaires creusait cependant un abîme entre ces deux hommes.
Grâce à l’empressement de M. de Montgiroux, et à sa connaissance des localités, il put entrer par une porte tandis que Fabien entrait par l’autre.
– Eh bien, mon cher monsieur de Rieulle, dit la mère de Maurice, que venez-vous nous apprendre? Parlez, parlez!
Mais, comme le jeune homme ouvrait la bouche pour répondre, il reconnut M. de Montgiroux.
Madame de Barthèle s’aperçut qu’à cette vue une légère hésitation se peignait sur la figure de Fabien.
– Oh! cela ne fait rien, dit-elle; parlez, parlez! M. de Montgiroux est du complot.
Fabien regarda M. de Montgiroux, et son hésitation parut se changer en étonnement. Quant à l’homme d’État, ne voulant pas compromettre la gravité de son caractère, il se contenta de faire un mouvement de tête en signe d’adhésion.
– Eh bien, madame, répondit Fabien, tout a réussi selon vos désirs et selon nos espérances: la personne en question accepte la partie de campagne.
– Et quand l’entrevue doit-elle avoir lieu? demanda madame de Barthèle avec une sorte d’anxiété. N’oublions pas que chaque moment de retard peut compromettre la vie de Maurice.
– Le rendez-vous est donné pour ce matin même, et, dans peu d’instants, nous verrons sans doute arriver la personne.
Et Fabien jeta un regard sur le comte, pour voir quel effet produirait sur lui l’annonce de cette prochaine arrivée; mais le comte, qui avait eu le temps de remettre son masque d’homme politique, resta impassible.
– Elle n’a point fait de difficultés? demanda madame de Barthèle.
– Il n’a été question, répondit le jeune homme, que d’une simple visite à la campagne; une maison à vendre a été le prétexte dont Léon de Vaux s’est servi pour déterminer la personne à venir à Fontenay en sa compagnie; pendant la route, il se charge de la préparer doucement à rendre le service que vous réclamez d’elle.
– Mais alors ne craignez-vous pas qu’elle ne refuse d’aller plus loin?
– Quand elle saura la situation dans laquelle se trouve Maurice, j’espère que le souvenir d’une ancienne amitié surmontera toute autre considération.
– Oui, et j’espère comme vous, dit madame de Barthèle enchantée.
– Mais, monsieur, demanda le comte d’une voix qui, malgré toute la puissance de l’homme d’État sur lui-même, n’était pas exempte d’émotion, comment s’appelle cette personne, s’il vous plaît?
– Comment! vous ne savez pas de qui il est question? demanda Fabien.
– Aucunement. Je sais qu’il est question d’une femme jeune et jolie; mais vous n’avez pas encore prononcé son nom.
– Alors, vous l’ignorez?
– Complètement.
– Elle se nomme madame Ducoudray, répondit Fabien de Rieulle en s’inclinant avec le plus grand sang-froid.
– Madame Ducoudray? répéta M. de Montgiroux avec un sentiment visible de joie. Je ne la connais pas.
Et le comte respira, comme un homme auquel on enlève une montagne de dessus la poitrine. L’air sembla pénétrer librement dans ses poumons, ses traits contractés et ses rides profondes se détendirent et retombèrent dans leur mollesse accoutumée. Fabien suivit sur le visage du comte tous ces symptômes de satisfaction, et il sourit imperceptiblement.
– Ma chère amie, dit alors à madame de Barthèle M. de Montgiroux, qui, à ce qu’il paraît, avait appris tout ce qu’il voulait savoir, maintenant que je suis à peu près certain de l’arrivée de notre magicienne, je vous laisse causer avec M. de Rieulle, et je remonte près de notre malade.
– Mais vous restez toujours avec nous, n’est-ce pas?
– Puisque vous le voulez absolument, il faut bien vous obéir; seulement, je renvoie mes gens. Il est bien entendu que vous me donnez ce soir vos chevaux pour aller à Paris?
– Oui, oui, c’est chose convenue.
– C’est bien. Vous permettez que j’écrive un mot pour qu’on ne m’attende pas à dîner?
– Faites.
Le comte s’approcha d’une table sur laquelle, pour l’usage de tout le monde, on laissait, en cas de besoin, un buvard, des plumes, de l’encre et du papier. Alors, sur un petit carré de vélin parfumé, il griffonna ces mots: