«À ce soir huit heures, à l’Opéra, ma toute belle.»
Puis il cacheta ce billet, mit l’adresse tout en jetant un coup d’œil inquiet du côté de madame de Barthèle, et sortit pour donner ses ordres et monter, comme il l’avait dit, dans la chambre de Maurice.
Dès qu’il fut parti, madame de Barthèle, plus à l’aise de son côté pour questionner l’ami de son fils, se hâta de dire avec sa légèreté habituelle:
– Enfin, nous allons donc la voir, cette belle madame Ducoudray; car vous m’avez dit qu’elle était belle, n’est-ce pas?
– Mieux que cela: elle est charmante!
– Madame Ducoudray, vous dites?
– Oui.
– Savez-vous, monsieur de Rieulle, que ce nom a vraiment l’air d’un nom?
– Mais c’est qu’en effet, c’en est un.
– Et c’est bien véritablement celui de la dame?
– C’est du moins celui que nous lui donnons pour cette circonstance. On peut la rencontrer chez vous, et de cette façon, au moins, les choses auront bonne apparence. Madame Ducoudray est un nom qui n’engage à rien; on est tout ce qu’on veut, avec ce nom-là. Léon doit lui apprendre en route, comme je vous l’ai dit, et dans quel but nous l’amenons chez vous, et sous quel nom elle doit vous être présentée.
– Et son vrai nom, quel est-il? demanda madame de Barthèle.
– Si c’est de son nom de famille que vous voulez parler, répondit Fabien, je crois qu’elle ne l’a jamais dit à personne.
– Vous verrez que c’est quelque fille de grand seigneur qui déroge, dit en riant madame de Barthèle.
– Mais cela pourrait bien être, dit Fabien, et plus d’une fois l’idée m’en est venue.
– Aussi je ne vous demande pas le nom sous lequel elle est inscrite dans l’armorial de France, mais le nom sous lequel elle est connue.
– Fernande.
– Et ce nom est… connu, dites-vous?
– Très-connu, madame… pour être celui de la femme la plus à la mode de Paris.
– Savez-vous que vous m’inquiétez? Si quelqu’un allait nous arriver tandis qu’elle sera là, et reconnaître cette dame pour ce qu’elle est?
– Nous vous avons avoué, madame, avec la plus grande franchise, quelle est dans le monde la position de madame Ducoudray, ou plutôt de Fernande; il est encore temps, de prévenir tous les inconvénients que vous craignez. Dites un mot, je cours à sa rencontre, et elle n’arrivera pas même en vue de ce château.
– Que vous êtes cruel, monsieur de Rieulle! Vous savez bien qu’il faut sauver mon fils, et que le docteur prétend qu’il n’y a que ce moyen.
– C’est vrai, madame, il l’a dit, et c’est sur cette assurance seulement, rappelez-vous-le bien, que je me suis hasardé à vous offrir…
– Mais elle est donc bien charmante, cette madame Ducoudray qui inspire des passions si terribles?
– Vous ne tarderez pas à la juger vous-même.
– Et de l’esprit?
– Elle a la réputation d’être la femme de Paris qui dit les plus jolis mots.
– Parce que ces sortes de femmes disent tout ce qui leur passe par la tête; cela se conçoit. Et des manières… suffisantes, n’est-ce pas?
– Parfaites; et je connais plus d’une femme de la plus haute distinction qui en est à les lui envier.
– Alors, cela ne m’étonne plus, que Maurice soit devenu amoureux d’elle. Ce qui m’étonne seulement, c’est que, apte à comprendre la distinction, comme elle paraît l’être, elle ait résisté à mon fils.
– Nous n’avons pas dit qu’elle lui eût résisté, madame; nous avons dit qu’un jour Maurice avait trouvé sa porte fermée et n’avait pas pu se la faire rouvrir.
– Ce qui est bien plus étonnant encore, vous en conviendrez. Mais à quelle cause attribuez-vous ce caprice?
– Je n’en ai aucune idée.
– Ce n’est pas à un motif d’intérêt, car Maurice est riche, et, à moins de prendre quelque prince étranger…
– Je ne crois pas que, dans sa rupture avec Maurice, Fernande ait été dirigée par un motif d’intérêt.
– Savez-vous que tout ce que vous me dites-là me donne la plus grande curiosité de la voir?
– Encore dix minutes et vous serez satisfaite.
– À propos, je voulais vous consulter sur la façon dont nous devons agir avec elle. Mon avis primitif – et tout ce que vous venez de me dire me confirme encore dans cet avis – est que, du moment où nous sommes censés ignorer sa conduite et où nous l’admettons chez nous comme une femme du monde, nous devons la traiter comme nous traiterions une véritable madame Ducoudray.
– Je suis heureux, madame la baronne, de partager entièrement votre opinion sur ce point.
– Vous le comprenez, n’est-ce pas, monsieur de Rieulle? c’est un sentiment de convenance, c’est un scrupule tout naturel qui me font songer à cela, et préparer d’avance la réception que je lui dois faire. En effet, chacun ici se réglera sur moi, et conformera ses manières aux miennes.
– Aussi je ne suis nullement inquiet, je vous prie de le croire, madame.
– Je veux que ma réserve et mon extrême politesse lui donnent à elle-même la mesure du ton qu’elle doit prendre. Quant à Clotilde, j’ai mis tous mes soins à lui faire entendre, sans le lui dire positivement, que cette dame était assez… légère, qu’il fallait agir avec circonspection, avec une bienveillance cérémonieuse et froide. Après tout, qui saura cette aventure? Personne. Maurice est alité, on connaît sa position, on se contente d’envoyer prendre de ses nouvelles à l’hôtel. Nous n’avons pas même vu encore, et j’en rends grâce au ciel, notre cousine, madame de Neuilly. Vous la connaissez, n’est-ce pas, monsieur de Rieulle?
Fabien fit un signe de tête accompagné d’un sourire.
– Oui, je sais ce que vous voulez dire: la femme la plus curieuse, la plus bavarde, la plus tracassière qui soit sous le soleil. Nous nous trouvons donc dans des circonstances très-favorables pour la cure que nous allons tenter.
– Sans doute, madame, reprit Fabien avec une espèce de gravité qui cachait visiblement une intention secrète. Ce qui m’étonne seulement, c’est la facilité avec laquelle madame Maurice de Barthèle a consenti à recevoir chez elle la femme qui lui enlève le cœur de son mari, et pour laquelle elle a été délaissée pendant tout cet hiver.
– Sans doute, je n’en disconviens pas, ce dévouement est extraordinaire; mais voulez-vous qu’elle devienne veuve par esprit de vengeance? Pauvre Clotilde! c’est un ange de résignation. D’abord, elle veut tout ce que je veux; ensuite, elle adore son mari, et l’on adore les gens avec leurs défauts, et quelquefois même à cause de leurs défauts. Destinés de tout temps l’un à l’autre, son affection pour son mari a commencé dès le berceau; c’est de sa part un amour réel, durable, solide, mais un amour honnête, et non un de ces amours excentriques qui tuent, comme celui que Maurice éprouve pour cette femme.
Fabien ne put réprimer un sourire en voyant la mère de Maurice confirmer ce qu’il avait toujours soupçonné, c’est-à-dire que le mariage de son ami et de mademoiselle de Montgiroux avait été une alliance avantageuse pour l’un et pour l’autre sous tous les rapports d’intérêt; un mariage de convenance, voilà tout, une de ces unions qui donnent parfois le calme, jamais le bonheur. La maladie de Maurice le lui avait déjà fait pressentir d’un côté; de l’autre, ce que madame de Barthèle appelait le dévouement de Clotilde avait achevé d’éclairer la situation. La chose tournait donc admirablement au gré de ses désirs et tendait à la réussite de ses projets, car Fabien de Rieulle avait des projets. Cette satisfaction intérieure amena sur ses lèvres un sourire involontaire; madame de Barthèle vit ce sourire.