– De quoi riez-vous, monsieur de Rieulle? demanda-t-elle.
– De la surprise de Maurice, répondit Fabien de l’air le plus ingénu du monde; lui qui m’accusait de lui avoir nui dans l’esprit de madame Ducoudray, tandis que c’est moi, au contraire, qui la lui amène!
– Pauvre enfant! dit la baronne.
Et tous deux allèrent s’accouder à la barre de la fenêtre pour voir si Fernande ne venait pas.
Au bout d’un instant, un léger bruit fit retourner madame de Barthèle; c’était Clotilde qui entrait.
– Oh! mon Dieu! s’écria la baronne, qu’y a-t-il là-haut ma chère Clotilde? serait-il plus mal?
– Non, madame, répondit Clotilde; mais mon oncle m’a fait signe de le laisser seul avec Maurice et le médecin. J’ai obéi, et je viens vous rejoindre.
Et la jeune femme rendit par une révérence le salut que lui faisait Fabien.
– Bien, bien, dit alors madame de Barthèle. Rassure-toi, mon ange: la dame que tu sais, cette dame, madame Ducoudray, consent à venir, et nous l’attendons d’un moment à l’autre.
Clotilde baissa les yeux et soupira.
– Vous voyez, dit madame de Barthèle à l’oreille de Fabien, la douleur altère aussi sa santé, à elle, pauvre enfant!
Le jeune homme jeta un rapide regard sur Clotilde, et se convainquit à l’instant même du contraire. Jamais peut-être, grâce même à cette légère pâleur qui pouvait aussi bien venir de la fatigue que du chagrin, la femme de son ami ne lui avait paru plus belle. Son teint rose et blanc, ses lèvres fraîches, son regard limpide, brillaient de jeunesse et de santé; son maintien était naturel; la douleur qu’elle ressentait n’avait rien d’affecté. À son âge, d’ailleurs (Clotilde avais vingt ans à peine), on ne souffre pas encore beaucoup de la crainte de perdre, parce qu’on n’a encore rien perdu. Orpheline dès l’enfance, tous ceux qu’elle avait aimés et qu’elle aimait étaient demeurés près d’elle, et son présent ressemblait tellement au passé, qu’elle ne s’effrayait pas de l’avenir. Aussi la peine morale que lui causait la maladie de son mari n’avait aucun caractère alarmant; c’était un nuage léger dans une belle matinée de printemps, glissant sur un ciel pur et voilant le soleil, sans même en éteindre les rayons. Il y avait plus: on ne sentait même pas, en l’étudiant, le dépit que la trahison de Maurice avait dû nécessairement éveiller en elle; d’ailleurs, elle avait été si chastement élevée, qu’elle ne comprenait peut-être pas dans toute son étendue l’importance de cette trahison. Sa pureté se reflétait sur les autres pour effacer leurs torts; dans son innocence, elle purifiait tout, et, n’ayant pas l’idée du mal, elle ne le supposait jamais chez les autres.
Tandis qu’elle se tenait ainsi les yeux baissés, tandis que madame de Barthèle la plaignait à voix basse des maux qu’elle n’éprouvait pas, Fabien trouvait un charme inconcevable à regarder, naïve de cœur et de maintien, cette jeune femme à qui le mariage n’avait en quelque sorte fait que soulever le voile virginal de la jeune fille, et, sur une analyse rapide de tant de grâces candides, rehaussées par l’assurance que donne l’habitude du monde et par le calme qu’inspire la vertu, il réfléchissait à la bizarrerie du cœur humain, qui avait fait du froid mari de Clotilde l’amant passionné de Fernande. Mais madame de Barthèle, chez qui l’expérience éveillait la crainte, dont la tendresse s’effrayait des moindres choses, qui cherchait par une agitation continuelle à s’étourdir sur la cause de ses douleurs, ne laissant pas à Clotilde le temps d’un second soupir, ni au jeune homme le loisir d’un plus long examen, madame de Barthèle reprit aussitôt la parole.
– Ainsi, dit-elle, tu étais là, chère Clotilde, quand M. de Montgiroux est entré dans la chambre du malade?
– Oui, madame, j’étais assise au chevet de son lit.
– Et Maurice a-t-il paru reconnaître le comte?
– Je ne sais; car il ne s’est pas même retourné de son côté.
– Et alors?
– Alors, mon oncle lui a adressé la parole; mais Maurice ne lui a pas répondu.
– Vous voyez, mon cher monsieur Fabien, reprit madame de Barthèle en se tournant vers le jeune homme, dans quel état de marasme le pauvre enfant est tombé; vous voyez que tout est permis pour le tirer d’une pareille situation.
Fabien fit de la tête un signe affirmatif.
– Et qu’a fait M. de Montgiroux? continua la baronne en adressant de nouveau la parole à sa belle-fille.
– Il a causé un instant bas avec le docteur, et m’a fait signe de sortir de la chambre.
– Et ton mari s’est-il aperçu de ton départ? a-t-il fait quelque mouvement pour te retenir?
– Hélas! non, madame, répondit Clotilde en rougissant légèrement et en poussant un second soupir.
– Madame, dit Fabien à la baronne assez bas pour conserver l’apparence du mystère, assez haut cependant pour être entendu de Clotilde, ne pensez-vous point que, pour que la commotion ne soit pas trop forte, il faudrait, sans qu’on lui dît laquelle, que Maurice sût qu’il va recevoir une visite, une visite de femme. À votre place, j’aurais peur que l’aspect inattendu d’une personne qu’il a si fort aimée ne dépassât les désirs du docteur, et d’une crise salutaire ne fît une crise violente et, par conséquent, dangereuse.
– Oui, monsieur Fabien, oui, vous avez raison, dit madame de Barthèle. Tiens, Clotilde, M. de Rieulle me faisait une observation pleine de sens; il disait…
– J’ai entendu ce que disait M. de Rieulle, reprit Clotilde.
– Eh bien, qu’en penses tu?
– Vous avez plus d’expérience que moi, madame, et, je vous l’avoue, je n’oserais pas donner mon avis en pareille circonstance.
– Eh bien, moi, je me range à l’opinion de M. Fabien, dit madame de Barthèle. Écoutez-moi, monsieur de Rieulle, et voyez si mon projet n’est point admirable. Au lieu de parler bas et avec précaution, ainsi que nous l’avons fait jusqu’à présent, je vais faire signe à M. de Montgiroux et au docteur de s’asseoir près du lit de Maurice. Je prendrai à mon tour place à leurs côtés, et, du ton de la conversation ordinaire, j’annoncerai qu’une voisine de campagne nous a fait demander la permission de venir voir notre maison, qu’on lui a vantée pour un modèle de goût. Comme c’est lui qui a tout dirigé ici, cela le flattera, j’en suis convaincue; car il a pour ses idées en fait d’ameublement un amour-propre d’artiste, ce cher enfant; en effet, c’est réellement lui qui a tout dirigé ici: le fait est que la maison n’est plus reconnaissable. Mais que disais-je donc, monsieur de Rieulle?
– Vous disiez, madame, que vous préviendriez Maurice qu’une voisine de campagne…
– Oui. Puis, vous comprenez, je désignerai cette voisine de campagne de manière à lui donner quelques soupçons. «Nous ne saurions refuser, continuerai-je, de satisfaire la curiosité d’une femme jeune et jolie.» J’appuierai sur ces derniers mots. «Bien qu’elle soit un peu extraordinaire, ajouterai-je, toujours en appuyant. Il se pourrait même qu’elle fût un peu légère, ajouterai-je encore en appuyant davantage; mais, à la campagne, une visite unique, qu’on n’est pas obligé de rendre, ne tire pas à conséquence…» Pendant ce temps-là, nous observerons l’effet de ces paroles dites naturellement, ainsi que je viens de vous les dire, comme s’il s’agissait de la chose du monde la plus simple et la plus vraie… Puis je reviendrai vous informer de tout ce qui se sera passé.