Madame de Barthèle fit un mouvement pour sortir du salon; Clotilde se disposa à la suivre. Fabien eut donc un instant la crainte que son plan n’eût pas réussi; mais la baronne arrêta sa belle-fille.
– Attends, attends, chère belle; je réfléchis à une chose, dit-elle: c’est que, comme je veux, à son portrait moral, ajouter quelques détails physiques, il ne faut pas que tu sois là, vois-tu; ta présence le gênerait, mon bel ange. Devant toi, il n’oserait pas m’interroger; car, crois-le bien, au fond du cœur, Maurice reconnaît, j’en suis certaine, les torts affreux qu’il a envers toi.
– Madame!… murmura Clotilde en rougissant.
– Mais voyez donc comme elle est belle, continua la baronne, et si véritablement son mari n’est pas impardonnable! Aussi, quand Maurice sera guéri, si j’ai un conseil à te donner, chère enfant, c’est de le faire un peu enrager à ton tour.
– Et comment cela, madame? demanda Clotilde en levant ses deux grands yeux d’azur sur la baronne.
– Comment? Je te le dirai moi-même. Mais revenons à notre dame. «Elle est arrivée, je l’ai vue.»
– Vous l’avez vue? s’écria Clotilde.
– Mais non, ma chère enfant; c’est pour Maurice qu’elle est arrivée, et non pour toi. «Vous l’avez vue? demandera M. de Montgiroux. – Mais je n’ai fait encore que l’entrevoir, répondrai-je. – Quelle femme est-ce? demandera ton oncle. – Mais une femme…» Au fait, monsieur de Rieulle, comment est-elle? Que je puisse répondre.
Quoique Clotilde ne fît pas un mouvement, il était évident que cette conversation la faisait souffrir, si ce n’est de douleur, du moins de dépit. Fabien suivait les progrès de cette souffrance avec l’œil d’un physiologiste consommé.
– Brune ou blonde? demanda madame de Barthèle, qui, avec sa légèreté naturelle, glissait sans cesse sur les surfaces, et qui, n’approfondissant jamais rien, ne remarquait pas la légère contraction des traits de Clotilde.
– Brune.
– Peut-on aimer une brune, dit madame de Barthèle, quand on a sous les yeux la plus adorable blonde! Enfin, grande ou petite?
– De taille moyenne, mais parfaitement prise.
– Et sa mise?
– D’un goût exquis.
– Simple?
– Oh! de la plus grande simplicité.
– Bien; je vous laisse ensemble. Clotilde, tu viendras me prévenir aussitôt qu’on apercevra la voiture de madame Ducoudray. À propos, comment viendra-t-elle?
– Mais dans sa calèche, probablement; le temps est trop beau pour s’enfermer dans un coupé.
– Ah çà! mais elle a donc des équipages, cette princesse?
– Oui, madame; ils sont même cités pour leur élégance.
– Oh! mon Dieu! mon Dieu! dans quel temps vivons-nous? s’écria madame de Barthèle en sortant du salon et en laissant Fabien seul avec Clotilde.
CHAPITRE V
C’était, comme nous l’avons dit, ce que désirait M. de Rieulle, et depuis qu’il avait vu entrer la jeune femme, il avait constamment manœuvré pour arriver à ce résultat.
Maintenant, disons quelques mots de Fabien de Rieulle, que nous n’avons pas eu le temps encore de faire connaître à nos lecteurs.
Fabien de Rieulle était ce que l’on nomme, dans toute l’acception vulgaire du mot, un bon garçon; il y a plus: au premier coup d’œil, sa mise et ses manières paraissaient satisfaire aux exigences les plus absolues de l’élégance parisienne, et il fallait un regard bien exercé ou un examen très-approfondi pour distinguer en lui les nuances qui séparaient l’homme du gentilhomme.
Fabien avait trente ans, à peu près, quoique au premier abord il ne parût pas son âge. Ses cheveux étaient d’une charmante nuance de châtain foncé, que faisait ressortir une barbe un peu plus pâle de ton et dans laquelle se glissaient quelques poils d’une nuance fort hasardée; ses traits étaient réguliers mais forts, et une couche de rouge un peu trop prononcée, en s’étendant habituellement sur son visage, lui ôtait un peu de cette distinction qui accompagne toujours la pâleur. Grand et bien fait au premier aspect, on sentait cependant que ses membres, fortement accentués, manquaient de finesse dans leurs attaches et de délicatesse dans leurs extrémités; son œil bleu foncé, parfaitement encadré sous un sourcil bien dessiné, ne manquait pas d’une certaine puissance; mais il eût cherché vainement à s’approprier ce regard vague et perdu qui donne tant de charme à la physionomie. Enfin, toute sa personne avait, si l’on peut s’exprimer ainsi, l’élégance acquise, mais non la distinction native; tout ce que l’éducation et la société donnent, mais rien de ce que la nature accorde.
Fabien de Rieulle s’était lié avec Maurice de Barthèle, et c’était certainement la plus grande sottise qu’il eût pu faire; car le voisinage de Maurice servait purement et simplement à rendre visibles toutes ces légères imperfections, qu’il pouvait facilement dissimuler loin de lui.
En effet, un mauvais génie semblait s’attacher à Fabien chaque fois qu’il voulait entrer en lutte avec Maurice; car, en toutes choses, Maurice avait l’avantage sur lui. Fabien, mécontent de son tailleur, l’avait quitté et avait pris celui de Maurice, croyant que cette nuance de perfection qu’il avait remarquée dans la tournure de son ami, venait de la coupe particulière que Humann donnait à ses vêtements. Or, il s’était fait habiller par Humann, et, comme il était loin d’être un sot, il avait été forcé de s’avouer que son désavantage, à lui, venait d’une certaine rotondité de taille qui appartenait à son organisation. Fabien et Maurice faisaient courir tous deux; mais presque toujours, soit aux courses du Champ de Mars, soit à celles de Chantilly, le cheval de Maurice l’emportait sur celui de Fabien; c’était de peu de chose, sans doute, d’une demi-tête, mais c’était assez pour que Fabien perdît son pari. Alors Fabien, à prix d’argent et sous un autre nom, arrivait à acheter le cheval vainqueur; il débauchait le jockey auquel il attribuait les honneurs du triomphe, et, avec le même jockey et le même cheval qui l’avaient vaincu l’année précédente, il perdait encore, d’un quart de tête, c’est vrai, mais il perdait. Maurice et Fabien étaient joueurs tous deux, beaux joueurs, gros joueurs surtout; tous deux savaient perdre avec calme, mais Maurice seul savait gagner avec insouciance et du même air absolument qu’il perdait. Enfin, on avait prétendu que cette rivalité s’était étendue plus loin encore, s’attaquant à des intérêts où, à défaut du cœur, l’amour-propre est bien autrement en jeu que dans des luttes de toilette, de courses ou de jeu, et que, là encore, Fabien avait été battu par Maurice. Fabien cependant avait eu assez de bonnes fortunes pour arriver à être à la mode; mais Maurice, lui, y avait toujours été. On avait connu à Fabien la princesse de ***, la baronne de ***, lady ***; mais Maurice passait partout pour avoir négligé ces conquêtes.