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Comme on le voit, Maurice, en toutes choses, avait donc toujours conservé l’avantage sur Fabien. Aussi ce dernier avait-il juré de se venger un jour, d’une façon éclatante, de sa longue infériorité, et, dans son espoir, le moment était enfin arrivé de prendre sa revanche.

En effet, l’embarras extrême qui se manifesta dans le maintien de Clotilde aussitôt qu’elle sa trouva en tête-à-tête avec lui parut à Fabien d’un favorable augure. En homme habile et accoutumé à mettre en usage tous les moyens qui mènent à bien une intrigue amoureuse, il avait envisagé du premier coup les avantages que lui donnait la proposition que lui avait faite la veille madame de Barthèle, d’amener à Fontenay-aux-Roses cette femme que son fils aimait. Cependant, comme cette complaisance pouvait lui nuire dans l’esprit de Clotilde et neutraliser le bénéfice qu’il comptait tirer de sa jalousie, il s’était, sous prétexte de ménager à Léon de Vaux un tête-à-tête avec Fernande, arrangé de manière à ce que ce fût Léon de Vaux qui introduisît sous le toit conjugal la rivale de Clotilde. Lui précéderait son ami d’une heure, et, pendant cette heure, il ferait comprendre à la femme de son ami, que, forcé d’accepter la mission que lui avait donnée madame de Barthèle, il n’avait pas voulu du moins être l’agent actif d’un événement qui, de quelque côté qu’on l’envisageât, présentait toujours quelque chose d’humiliant pour l’amour-propre, et de douloureux pour le cœur de la jeune femme.

Il se fit d’abord de part et d’autre un profond silence; mais il y a des moments où le silence impressionne plus que la parole, si adroite ou si passionnée qu’elle soit: c’est lorsqu’il y a dans le cœur une sorte de retentissement de ce qui se passe dans le cœur des autres. Or, que se passait-il dans le cœur de Fabien? Nous le savons. Mais dans celui de Clotilde? D’où venait chez elle cette agitation intérieure qu’elle s’efforçait de surmonter? S’était-elle aperçue du sentiment qu’elle avait fait naître, c’est-à-dire de ce désir de possession que les femmes distinguent si rarement de l’amour? N’était-elle point indifférente à cet effet de sa beauté, dont jusqu’alors, moitié par respect pour elle, moitié par crainte de Maurice, les jeunes gens qui l’entouraient lui avaient laissé ignorer la puissance? La trahison d’un mari avait-elle eu le fâcheux résultat de laisser pénétrer dans cette jeune âme un sentiment qui ne fût pas en harmonie avec ses devoirs, et déjà secrètement, sans trop s’en rendre compte ni se l’expliquer, comprenait-elle la vengeance? Qui peut le dire? La vanité de la femme se trouve souvent blessée sans qu’elle le sache elle-même, par un de ces instincts de coquetterie inhérents à sa nature. C’est alors que l’esprit perçoit chez elle des idées indécises dont elle ne comprend pas d’abord toute la valeur, mais qui reviennent avec persistance, et qui laissent, à chaque fois qu’elles sont revenues, une trace plus profonde de leur passage. S’il est vrai que les idées soient innées et que notre âme en contienne le germe, ne suffit-il pas du rayon de la première occasion pour les faire éclore, et, une fois écloses, ne se développent-elles pas rapidement par les occasions qui succèdent à la première?

Mais évidement Clotilde était émue, et la présence de Fabien était pour beaucoup dans cette émotion-là. Ce fut elle cependant, peut-être même à cause de ce secret embarras qu’elle sentait peser sur son cœur, qui rompit ce muet préambule. Quant à Fabien, il était trop habile pour ne pas lui laisser remplir jusqu’au bout son rôle de maîtresse de maison, et pour faire cesser un silence plus expressif à ses yeux que toutes les conversations du monde.

– Monsieur, dit-elle, en attendant le retour de madame de Barthèle, je vous propose de jeter avec moi un regard sur des fleurs que l’on dit fort rares, que je trouve fort belles, et que notre jardinier cultive avec beaucoup de soin.

– Je suis à vos ordres, madame, répondit Fabien en s’inclinant avec respect.

Et, à ces mots, comme pour échapper à elle-même par le mouvement, Clotilde sortit du salon, et, suivie de Fabien, traversa la salle de billard et entra dans la serre.

– Voyez, monsieur, dit Clotilde en examinant ces fleurs avec une attention trop affectée pour que cette attention ne cachât point de l’embarras; voyez ces pauvres plantes, elles semblent partager la tristesse de la maison, et elles ont l’air toutes délaissées depuis que Maurice est malade. En effet, je crois que c’est la première fois que j’entre ici depuis huit ou dix jours, et ces fleurs sont trop délicates, j’oserai presque dire trop aristocratiques, pour être abandonnées aux soins d’un simple jardinier.

Fabien la regarda complaisamment caresser ces plantes insensibles; mais de son côté, il ne rompit pas le silence. Se taire, c’était de sa part provoquer un autre genre de conversation. La jeune femme le comprit. Elle releva la tête; mais alors ses yeux rencontrèrent le regard ardent de Fabien, et elle les laissa retomber de nouveau sur ses fleurs. Alors, se voyant dans l’obligation absolue de montrer de l’assurance, dans le maintien du moins, elle se crut bien forte en continuant à prendre pour texte la maladie de son mari. Seulement, de cette maladie, elle choisit le seul épisode peut-être que, dans la situation présente, elle eût dû laisser de côté.

– Monsieur, dit-elle après s’être assise et avoir fait signe à Fabien de s’asseoir sur de grands divans d’étoffe de Perse qui régnaient tout autour de la serre, dont on pouvait soigner les fleurs du dehors; monsieur, dit-elle avec cet air résolu qui trahit le trouble intérieur, vous avez témoigné beaucoup d’enthousiasme en traçant le portrait de madame Ducoudray. C’est le nom, je crois…

– De l’enthousiasme, madame? se hâta d’interrompre Fabien. Permettez moi, je vous en supplie, de vous convaincre que vous vous êtes méprise.

– Je ne le pense pas, reprit Clotilde avec naïveté; j’étais fort attentive à la conversation, d’abord parce qu’elle intéressait Maurice. Vous l’avez dépeinte à madame de Barthèle, non seulement comme une femme distinguée, mais encore comme une beauté remarquable; et la manière dont vous vous êtes exprimé excuse et me fait comprendre maintenant cette passion de Maurice, qui me plonge, – elle se reprit, – qui nous plonge tous ici dans le désespoir.

La réticence involontaire de la jeune femme, car Clotilde n’avait ni l’art ni l’intention de révéler ainsi ses plus secrètes peines, la réticence n’échappa point à Fabien. Madame Maurice de Barthèle, en invoquant un motif d’affliction, avait cru y trouver un point d’appui; mais le nous collectif dont elle rectifia innocemment la première formule, par un effet instantané de sa conscience, dévoilait son âme jusqu’à son dernier repli, et Fabien, en homme habile, se contenta de balbutier quelques paroles vagues. Cette fois, la conversation prenait un ton trop favorable à ses projets pour qu’il cherchât à la détourner.

– Croyez, madame, dit-il, que je prends à votre douleur une part bien vive; si Maurice m’avait écouté…

– Ne l’accusez pas, reprit à son tour Clotilde; il est moins coupable qu’on ne le croit. C’est une erreur sans conséquence, un caprice d’enfant gâté; sa mère et mon oncle l’excusent.

– Sa mère, oui, dit Fabien en souriant; mais permettez-moi de vous dire que j’ai cru remarquer que son oncle avait moins d’indulgence.

– Ce qui prouve que nous valons mieux que vous, messieurs.

– Qui vous conteste cela?

– Ou plutôt, continua Clotilde, c’est que la différence est grande entre la situation de la femme et celle du mari. C’est que le monde… pourquoi? je n’en sais rien… vous relève, messieurs, du crime dont il nous flétrit.