Après l’avoir couvée quelque temps d’un de ces regards magnétiques que les femmes sentent peser sur elles, il reprit donc la parole.
– Me permettrez-vous, madame, dit-il en soupirant, d’interrompre vos réflexions en vous communiquant les miennes? La singularité de la situation permet entre nous, ce me semble, une certaine confiance, une espèce d’abandon qui me fait espérer que vous me pardonnerez ce que je vais vous dire. Vous aimez Maurice, dites-vous? Vous le croyez, sans aucun doute, vous devez le croire; mais il n’y a pas d’amour vrai sans jalousie; et, jusqu’à présent, ou, grâce à une grande puissance sur vous-même, vous les avez cachés, ou vous n’avez pas éprouvé un seul de ces mouvements impétueux qui dénoncent la présence d’une passion réelle, qui ne permettent plus de repos, qui empoisonnent à tout jamais la vie. Mais, si votre amour ne s’est pas encore révélé par ces violents symptômes, et que, cependant, cet amour existe, peut-être est-ce vous exposer beaucoup que de recevoir ici la femme qui vous a ravi le cœur auquel non seulement votre titre d’épouse, mais encore votre supériorité sur toutes les femmes, vous donnait le droit de prétendre exclusivement, vous, surtout, qui donniez exclusivement le vôtre. Peut-être, dis-je, serait-il prudent d’éloigner cette femme, de me charger de rompre l’entrevue préméditée. Vous n’avez qu’un mot à dire, il en est temps encore…
– Mais, monsieur, répondit Clotilde avec un léger mouvement d’impatience, vous oubliez que Maurice se meurt, et que le docteur prétend que la présence de cette femme peut seule le sauver!
– C’est vrai, madame, reprit Fabien s’amusant à tourner et à retourner le couteau dans le cœur de Clotilde; mais cette femme, en rendant Maurice à la vie et à la santé, à supposer que sa présence ait ce miraculeux effet, cette femme le rendra-t-elle à la raison? Songez-y, madame, c’est la tranquillité de votre existence tout entière que vous jouez sur un coup de dé. Vous allez voir cette femme; mais le point de vue duquel vous la verrez vous exagérera tous ses avantages, frivoles à mes yeux, qui, aux vôtres, deviendront des supériorités réelles. Exempte de coquetterie comme vous l’êtes, ne sachant pas ce que vous possédez, vous, de grâces plus précieuses, de qualités plus réelles, peut-être vous croirez-vous inférieure à elle, parce qu’elle aura fait ce que vous n’aurez pu faire; peut-être alors, avec cette erreur de votre modestie, sentirez-vous passer dans votre âme l’ardent poison de la jalousie, ce tourment sans trêve, cette douleur sans fin; vous ne saurez plus alors distinguer ce que l’art a combiné de ce que la nature donne; vous prendrez des manières étudiées pour des grâces naïves; l’esprit des mots brillants, que l’aplomb et l’audace des reparties font valoir, vous paraîtra préférable au sentiment timide qui n’ose se trahir. Vous la verrez sans vous voir, madame; vous l’entendrez sans vous entendre, et vous serez malheureuse, car vous vous croirez réellement inférieure, car je ne serai pas là sans cesse pour vous dire: «Vous l’emportez sur cette femme, madame, comme un diamant sur une fleur, comme une étoile sur un diamant!» Vous serez malheureuse, ou bien vous ne l’aimerez pas.
Les regards et la voix de Fabien étaient animés d’une expression si chaleureuse et si persuasive, que le trouble de Clotilde devint de plus en plus visible. Cependant, grâce à un effort sur elle-même, elle continua de faire bonne contenance.
– Vous oubliez, monsieur, répondit-elle, qu’aujourd’hui il ne s’agit pas de moi, mais de Maurice; que ce n’est pas moi qui fais trembler une mère, et, tout en vous remerciant de l’intérêt que vous me portez, peut-être ai-je le droit de m’étonner du zèle extrême que vous mettez à me dévoiler mon propre malheur.
– Ce zèle ne vous surprendrait point, madame, si vous pouviez lire dans mon cœur, si vous pouviez apprécier à sa valeur le sentiment qui me guide, et si vous arriviez ainsi à vous convaincre que votre intérêt me touche plus que celui de mon meilleur ami.
L’aveu, cette fois, était si direct, que Clotilde ne put retenir un mouvement d’effroi.
– Je continue de vous écouter, mais je cesse de vous comprendre, monsieur, dit la jeune femme en prenant un ton froid et réservé.
– Oui, c’est vrai, pardon; pardon, madame!… dit Fabien feignant un embarras qu’il n’éprouvait en aucune façon; j’oubliais que j’ai peu l’honneur d’être connu de vous; aussi suis-je forcé de vous parler un instant de moi, madame, au lieu de continuer à vous parler de vous; de vous expliquer une singularité de mon caractère, ou plutôt une bizarrerie de mon cœur.
Il s’arrêta un instant, des larmes brillèrent dans ses yeux, et une émotion concentrée parut lui briser la voix. Clotilde continua d’écouter malgré elle.
– Sous une apparence de frivolité mondaine, continua-t-il, je cache un cœur bien malheureux; oui, madame, j’ai la douleur d’être toujours entraîné malgré moi à me ranger du côté des opprimés, quels qu’ils soient. Pardonnez-moi ces révélations, madame, et surtout n’allez pas en rire. C’est au point que, dans un bal, au lieu de m’adresser aux femmes que leur beauté et leur parure entourent d’admirateurs, je cherche, pour lui faire partager le plaisir et la joie de tout le monde, la pauvre délaissée que personne n’invite. L’abandon, partout où je le rencontre, a des droits à mon attention, à mes soins, à mon respect même. Je ne m’établis pas en redresseur de torts, mais je trouve du bonheur à consoler; c’est un rôle qui ne fait pas briller, et qui, cependant, est doux à remplir.
Il y avait dans la voix de Fabien tant de conviction, et dans son air tant de vérité, que la femme la plus accoutumée à ce genre de manège y eût été prise; aussi, voyant l’effet qu’il avait produit, Fabien continua:
– Si vous saviez, madame, combien il y a dans le monde d’injustices à réparer! combien de femmes que l’on croit heureuses détournent la tête pour verser des larmes, et combien de sourires passent sur les lèvres, qui n’ont point leur source dans le cœur!
– Mais savez-vous, monsieur, qu’à ce compte, dit Clotilde votre vie tout entière doit être un acte de dévouement?
– Et cet acte de dévouement n’est pas bien méritoire, madame; car un jour peut arriver, enfin, où, comprenant la différence qu’il y a entre le cœur de celui qui l’abandonne et le cœur de celui qui la plaint, une femme qui jamais, peut-être, n’eût laissé tomber un regard sur moi, daignera me récompenser d’un mot, me payer d’un sourire, et faire ainsi de moi le plus heureux des hommes.
Cette fois, il n’y avait plus à se tromper sur le sens des paroles, ni sur l’intention de celui qui les prononçait; aussi Clotilde, toute pâlissante de terreur, se leva-t-elle tout à coup.
– Pardon, monsieur, dit-elle, j’entends le bruit d’une voiture; c’est probablement madame Ducoudray qui entre dans la cour, et j’ai promis à madame de Barthèle de la prévenir de son arrivée.
Et, prompte comme l’éclair, elle traversa la salle de billard, et disparut derrière la portière du salon.
– Bon! dit Fabien en rajustant le col de sa chemise et en lissant ses manchettes, mes affaires vont à merveille! elle a fui, donc, elle craignait de se trahir en restant. Ah! l’on me fait jouer ici le rôle de médecin; eh bien, soit! mais on me payera mes visites.