CHAPITRE VI
La Rochefoucauld a dit, dans ses désespérantes Maximes qu’il y avait toujours dans le malheur d’un ami quelque chose qui nous faisait plaisir.
La Rochefoucauld a pris la chose au point de vue le plus philantropique; il aurait dû dire qu’il n’y avait pas de malheur qu’on ne cherchât à exploiter, pas de catastrophe dont on ne parvînt à tirer parti, pas d’événement calamiteux qui n’eût ses joueurs à la hausse et à la baisse.
Ainsi, Fabien de Rieulle et Léon de Vaux avaient spéculé tous les deux sur la maladie de leur ami Maurice pour le remplacer: le premier auprès de sa femme, et le second auprès de sa maîtresse. Fernande, en effet, avait passé un moment pour être au jeune baron de Barthèle; elle avait paru céder à ses attentions; et, comme il n’avait transpiré aucun bruit de leur rupture, et qu’ils avaient mis de grandes précautions à cacher leur intimité, on les supposait unis par un amour bien romanesque et bien langoureux, jusqu’au moment où la vérité se fit jour, c’est-à-dire jusqu’à la veille.
Maintenant que Léon de Vaux ne pouvait plus douter qu’il n’y eût entre Maurice et Fernande une rupture bien décidée, une chose le tourmentait singulièrement: qui donc avait succédé à Maurice? C’était une grave question pour le jeune homme; car il attachait une singulière importance à connaître la conduite de la femme capricieuse qui tolérait toujours ses soins sans jamais les récompenser. En effet, depuis près d’un an, Léon de Vaux, quoique de fortune, de manières et de visage à ne point être repoussé, surtout par une femme qu’on taxait d’une grande légèreté, attendait vainement que le vent du caprice soufflât de son côté.
Au reste, Léon de Vaux prenait son surnumérariat en patience; plus jeune que Fabien de six ou huit ans au moins, il recevait de ses relations platoniques avec la courtisane la plus célèbre de Paris, – car, tranchons le mot, c’était le titre que l’on donnait généralement à Fernande, – un reflet de l’éclat et de la renommée qu’elle avait elle-même; il y trouvait, en outre, l’avantage de commencer sa carrière d’homme à bonnes fortunes de manière à apprendre du premier coup le fond du métier; ajoutons qu’il ne voyait nulle part, même dans le monde, aucune femme qui parlât plus fortement à son cœur.
Une voiture selon la saison, c’est-à-dire une calèche l’été, un coupé l’hiver, le tout de la forme la plus élégante, et presque toujours d’un brun foncé; des domestiques habillés à l’anglaise, c’est-à-dire tout en noir; un attelage de chevaux gris pommelé admirablement beaux, des harnais noir d’un vernis brillant à peine rehaussés de quelques filets d’argent, indiquaient, sinon la condition élevée, du moins l’excellent goût de la femme qu’on voyait descendre, le soir, sous le péristyle de l’Opéra ou des Italiens, et quelquefois, le matin, à la petite porte de l’église Saint-Roch. Les badauds, qui jugent tout sur l’épiderme, qui envient l’apparence sans jamais connaître la réalité, qui font consister le bonheur dans les jouissances du luxe, se disaient en voyant une personne belle, jeune, élégante, sauter légèrement à bas de cette voiture: «Voilà une femme bien heureuse!»
Mais ce qui faisait de Fernande le simulacre parfait d’une femme comme il faut, c’étaient la pureté et la facilité de son langage, l’assurance de son maintien, le charme de sa démarche, la simplicité de sa mise, et l’aristocratie de ses manières.
Ses jugements, formulés avec les expressions de tout le monde, ce qui est rare, étaient toujours sains de logique, quoique hardis d’intention. Sur quelque spécialité d’art que se posât une question, elle décidait toujours avec une supériorité de goût incontestable. En musique, ses observations étaient d’une exactitude technique et d’une telle finesse de sentiment, qu’on ne revenait pas de ses arrêts. Se plaçait-elle devant un piano, ce qu’elle faisait sans se faire prier, et quelquefois d’elle-même, son premier prélude révélait le génie de l’inspiration.
Peu d’élus avaient été admis dans son atelier; mais ceux qui par faveur spéciale, y étaient entrés, disaient qu’il était impossible qu’elle ne fît pas retoucher ses toiles par un grand peintre qui était de son intimité, et qu’on lui avait donné pour amant.
Aussi savait-elle louer et blâmer, et cela avec beaucoup plus, nous ne dirons pas de justice, mais de justesse, que ceux qui font leur état de ce malheureux métier qu’on appelle la critique. En littérature, son goût était sévère, elle lisait peu d’ouvrages frivoles. Sa bibliothèque présentait une longue série des grands écrivains de tous les siècles. Aussi, sous le rapport du jugement, de l’esprit et des manières, Fernande, non-seulement égalait les femmes du monde les plus remarquables et les plus citées, mais encore les surpassait en certains points. Les qualités du cœur existaient-elles chez elle au même degré que celles de l’intelligence? C’est sur quoi ses amis intimes seuls eussent pu corriger les erreurs ou confirmer les opinions de ceux qui ne la connaissaient qu’à demi et qui la disaient méchante, non point de cœur, on ne citait pas d’elle une mauvaise action, mais tout au moins de paroles.
Maintenant, Fernande devait-elle ses succès au charme de sa personne, à la finesse de ses traits ou au concours de ses talents? Était-on plus frappé de sa grâce toujours visible, ou des qualités qu’on lui découvrait à mesure qu’on la connaissait davantage? Qui l’avait formée à cette haute élégance? d’où venait-elle? qui en avait doté le petit peuple des lions? Hélas! à toutes ces questions restées sans réponse, et qui désespéraient la curiosité même de ses plus intimes, il fallait en ajouter une autre que personne ne soulevait, et qui cependant devenait importante pour quiconque connaissait cette femme remarquable: quelles étaient les émotions dominantes de son âme?
Certes, on en connaissait bien la puissance et l’élévation; mais qui en avait pénétré les mystères, et, dans cette vie si adulée et en apparence si heureuse, qui pouvait affirmer qu’il n’y eût pas de profonds chagrins et d’abondantes larmes? En attendant, toutes les surfaces de cette existence étaient brillantes, et, comme un beau lac aux eaux limpides, semblaient refléter les rayons du soleil.
Léon de Vaux, au lieu de faire entrer d’abord Fernande dans le salon où il pensait qu’elle était attendue, l’avait, en descendant de voiture, conduite dans le jardin, sous prétexte de lui en faire admirer la beauté, mais, en réalité, pour retarder d’autant l’embarras dans lequel il allait nécessairement se trouver. Tout occupé de lui ou de Fernande, il n’avait point osé la prévenir des fonctions importantes qu’elle devait accomplir, du rôle suprême qu’elle devait jouer; il s’était toujours dit: «Plus tard!» Et, maintenant qu’il était arrivé au moment où Fernande allait entrer en scène, il n’avait plus le courage de parler. Se reposant sur l’esprit audacieux de son ami, et sur les chances du hasard si souvent favorable aux fous, parce que les fous sont aveugles comme lui, il s’avança donc étourdiment, et avec toute la désinvolture de son dandysme accoutumé, au-devant d’une des plus délicates questions sociales qui aient jamais été abordées, c’est-à-dire l’introduction de la courtisane dans la famille; et, tout en faisant remarquer à sa belle compagne les agréments de la propriété, le tapis moussu de la pelouse, le miroir de la pièce d’eau, le charme du point de vue, il lui fit monter le perron, lui fit traverser l’antichambre, et l’introduisit au salon, où la présence de Fabien sembla enfin rassurer Fernande.
– Ah! monsieur de Rieulle, s’écria-t-elle en apercevant Fabien, enfin je vous vois!… Je commençais véritablement à prendre de l’inquiétude, je vous l’avoue; c’est une singulière excursion que celle-ci, convenez-en, et j’en suis vraiment étonnée et craintive. J’ai questionné M. de Vaux; il a fait le mystérieux et l’énigmatique. – Mais vous, monsieur de Rieulle, vous me direz, je l’espère, où nous sommes et quelle est cette maison enchantée. On n’y rencontre personne: tout y semble silencieux. Sommes-nous au château de la Belle au bois dormant?