– Justement, madame, et vous êtes la fée qui doit tout ranimer dans ce mystérieux palais.
– Voyons, trêve de plaisanteries, monsieur de Rieulle! reprit Fernande; pourquoi m’a-t-on amenée ici? Me faudra-t-il subir une fête champêtre? Dois-je assister au couronnement d’une rosière? D’où vient l’air de surprise avec lequel vous m’écoutez? Parlé-je une langue que vous ne comprenez pas? Répondez, voyons!
– Quoi! madame, s’écria Fabien stupéfait, ce fou de Léon ne vous a pas dit…?
Léon interrompit son ami.
– Tu sauras, mon cher, lui dit-il, que, lorsque j’ai le bonheur d’être par hasard en tête-à-tête avec madame, je ne puis songer à autre chose qu’à l’admirer, et que je profite de ce temps précieux pour lui répéter cent fois que je l’aime.
– Convenez donc, en ce cas, que je suis tout à fait généreuse, répondit Fernande; car je vous ai laissé dire cent fois la même chose, sans vous avoir fait sentir que c’était déjà trop d’une seule.
Fernande, presque toujours gracieuse, savait cependant de temps en temps, avec de certains hommes surtout, lorsqu’elle le jugeait convenable et nécessaire, prendre un ton de dignité qui imposait par l’accord du maintien, de la voix et de l’intention. Une impassibilité froide passait alors tout à coup en elle, glaçait son sourire, éteignait son regard, et, de même qu’elle avait le pouvoir d’éveiller la joie, elle parvenait à communiquer aux plus résolus et aux plus étourdis, la réserve dans laquelle elle désirait parfois qu’on restât.
Léon de Vaux balbutia quelques paroles d’excuse; Fabien, qui n’avait pas d’excuses à faire, attendit.
– Messieurs, continua Fernande, je vous ai vus pleins d’enthousiasme pour le site, pour l’élégance, pour le confort d’une maison de campagne qui, disiez-vous, était à vendre. Vous saviez que je désirais faire une acquisition de ce genre, vous m’avez invitée à la venir visiter avec vous, je suis venue. En effet, cette habitation est fort belle, fort remarquable, fort élégante; mais elle ne doit pas être inhabitée; quelqu’un y reste, ne fût-ce qu’un homme d’affaires. Quel est ce quelqu’un? où est cet homme d’affaires? Parlez; chez qui sommes-nous? Est-ce quelque surprise que vous me ménagez? Je vous préviens, en ce cas, que je les déteste.
Une certaine rapidité d’élocution décelait seule la mauvaise humeur qu’éprouvait Fernande. Elle savait qu’on garde sa force tant qu’on se contient, et il aurait fallu la connaître mieux que ne l’avaient pu faire encore les deux jeunes gens pour se douter du mécontentement intérieur qui l’agitait.
– Madame, répondit Léon en cherchant à donner à sa physionomie toute la finesse dont elle était susceptible, vous vous trouvez ici chez une personne que, peut-être, vous ne serez pas fâchée de revoir.
– Ah! vraiment? s’écria Fernande en déguisant sa colère sous un sourire ironique; c’est quelque trahison, n’est-ce pas? Je le devine à votre air fin. En effet, je me le rappelle: hier, vous m’avez parlé avec affectation d’un grand seigneur; un grand seigneur, je n’en connais point et n’en veux point connaître. Voyons, ne me faites pas trop languir dans ma curiosité; où suis-je?
Et, se tournant vers Fabien en fronçant légèrement ses beaux sourcils noirs, elle continua avec une sorte d’impatience réprimée:
– Je m’adresse à vous, monsieur de Rieulle, que je crois homme de trop bon goût, non pour faire une méchante action, mais pour faire une sotte plaisanterie.
Léon se mordit les lèvres, et Fabien répondit en souriant:
– Je ne puis vous le cacher plus longtemps, madame; oui, c’est la vérité. Cette promenade est un piège que nous avons tendu à votre bonne foi, et vous êtes ici, à cette heure, le personnage le plus important et surtout le plus nécessaire d’un complot, fort innocent, rassurez-vous, car il s’agit purement et simplement de rendre la vie à un pauvre malade.
– Oui, madame, ajouta Léon, un malade d’amour, une de vos victimes, une seconde édition du malade d’André Chénier. Vous le savez, et votre poëte favori l’a dit:
… Insensés que nous sommes!
C’est toujours cet amour qui tourmente les hommes.
– Vraiment! s’écria Fernande avec une expression plus marquée de moquerie, preuve qu’une colère plus intense s’amassait au fond de son cœur; vraiment! Eh bien, monsieur de Vaux, je vous l’avoue, j’admire de votre part tant de complaisance, tant d’abnégation même, surtout avec tant d’amour. C’est bien d’un homme qui m’a dit cent fois en une heure qu’il était amoureux fou de moi.
Puis, après un court silence pendant lequel cependant elle put se recueillir et méditer sur ce qu’elle avait à faire en cette circonstance, elle affecta un calme si grand, qu’il eût intimidé les projets les plus hardis, et, du ton d’une femme qui prend son parti, elle poursuivit:
– Vous disposez de moi d’une façon un peu étrange, il faut en convenir. Je ne vous en ai cependant pas donné le droit, messieurs, ni à l’un ni à l’autre; mais qu’importe? Vous le savez, je suis observatrice; eh bien, je profiterai de cette circonstance, de cette aventure, car c’en est une, pour vous apprécier tous. Monsieur de Vaux, vous êtes un homme généreux; c’est un nouveau point de vue sous lequel je viens de faire votre connaissance. Monsieur Fabien, je suis moins avancée à votre égard, je l’avoue; mais je ne doute pas que quelque sentiment, d’autant plus honorable qu’il sera probablement désintéressé, ne vous dirige aussi de votre côté. Nous verrons. – Mais, si je ne me trompe, voici notre solitude qui s’anime.
En effet, en ce moment, la porte du salon s’ouvrait, et madame de Barthèle, prévenue par Clotilde de l’arrivée de madame Ducoudray, apparaissait sur le seuil, avant, comme nous l’avons vu, que Fernande eût pu tirer des deux jeunes gens un seul mot d’explication.
À la vue de la baronne, il se fit un changement visible dans l’extérieur de la courtisane; elle sembla grandir de toute la tête, et, au sentiment ironique répandu sur son visage, succéda l’expression d’une froide dignité.
Le maintien de madame de Barthèle était solennel et composé; un sourire factice déformait pour le moment sa physionomie franche et pleine de naïve bonté; elle fit, en entrant, une révérence trop profonde pour être polie; enfin, tout en elle trahissait la préoccupation qui avait dû l’agiter lorsqu’elle avait pris cette suprême résolution de recevoir chez elle une femme vers laquelle elle se fût sentie entraînée, si le hasard seul l’eût offerte à ses regards. Elle tenait les yeux baissés, comme par l’effet d’une crainte secrète, et ne les releva qu’après avoir, en termes convenables, mais dont chaque mot paraissait pesé à l’avance, exprimé toute l’impatience et l’anxiété qu’elle avait ressenties dans le doute et dans l’espoir de la présence de celle qui voulait bien se rendre à son invitation.
Ce fut alors seulement, et sa phrase correctement achevée, que la baronne de Barthèle jeta un regard sur Fernande.