Tout interdite d’une scène à laquelle elle était loin de s’attendre, madame de Barthèle se hâta d’intervenir, essayant de faire entendre à Fernande des paroles d’excuse pour elle et les deux jeunes gens; mais Fernande l’interrompit du ton d’une femme qui comprend qu’elle domine la situation, et que c’est à elle de se faire écouter.
– Je vous en prie, madame, dit Fernande, pas un mot, pas une parole. Tout me porte à croire que je vois en vous une de ces personnes favorisées en naissant par la fortune, guidées, dans la première partie de leur existence, par des parents attentifs qui vous ont transmis des mœurs pures et de salutaires exemples. Pourquoi alors nous mettre en contact l’une avec l’autre? pourquoi faire plier les deux extrémités de la société jusqu’à ce qu’elles se touchent? pourquoi amener ou par force ou par ruse la courtisane en face de la femme du monde? Je comprends toute la distance que de justes préjugés mettent entre nous, madame, et, pour vous prouver que la faute ne vient pas de moi, et que je me rends pleine justice, je m’éloigne.
À ces mots, Fernande fit une profonde révérence, et, sans même jeter un coup d’œil sur l’un ou l’autre des deux jeunes gens, elle fit quelques pas vers la porte; aussitôt madame de Barthèle, d’abord muette et immobile de surprise, se jeta sur son passage:
– Madame, oh! madame, s’écria-t-elle en joignant les deux mains, ayez pitié d’une mère au désespoir. Je vous en supplie, mon fils est mourant. Madame, il s’agit de mon fils.
Fernande ne répondit pas; mais, comme en ce moment elle se trouvait entre madame de Barthèle et les deux jeunes gens, elle tourna à demi et dédaigneusement la tête sur son épaule, et, s’adressant à ces derniers:
– Quant à vous, messieurs, dit-elle en donnant à sa physionomie une expression étrange de dédain et de colère, vous avez méconnu Fernande. Fernande! vous comprenez ce que mon nom prononcé de la sorte veut dire. Regardez-moi, messieurs, et rappelez-vous toute votre vie la rougeur dont vous venez de couvrir mon front.
– Si vous voulez nous permettre de vous donner une explication nécessaire, dit Fabien d’un ton grave, je pense que vous sentirez promptement combien nous méritons peu la menace que vous nous adressez, surtout quand votre présence n’est qu’une preuve de l’estime que nous faisons de vous.
– Oh! oui, oui, madame, s’écria madame de Barthèle éplorée, et l’accueil que je vous ai fait, ce me semble, aurait dû vous convaincre de cette vérité.
– Je crois tout ce que vous daignez me dire, madame, répondit Fernande descendant de l’accent de la suprême fierté au ton de la plus humble politesse; mais, croyez-le bien, c’est vous donner à mon tour une preuve du profond respect que je vous porte, que de m’éloigner avant que la situation douloureuse où je me trouve m’ait contrainte d’y manquer.
Et, en même temps, elle fit encore un pas vers la porte; mais en ce moment la porte s’ouvrit, et Clotilde parut.
– Ah! ma fille, ma fille, s’écria madame de Barthèle, venez vous joindre à moi; et, comme je prie, moi, pour mon enfant, priez, vous, pour votre mari.
Fernande demeura immobile d’étonnement, et les deux jeunes femmes jetèrent l’une sur l’autre un regard d’une expression impossible à décrire.
L’apparition du nouveau personnage qui venait d’entrer en scène avait encore, comme on le comprend bien, augmenté le trouble et la confusion de tous les acteurs du drame intime que nous essayons de mettre sous les yeux de nos lecteurs: l’âge et le titre de mère donnaient à madame de Barthèle une sorte de puissance morale aux yeux des jeunes gens et de la femme qu’ils avaient amenée; mais Clotilde, avec son titre d’épouse, se trouvait placée dans une situation fausse qu’il ne lui était plus possible d’éviter. On avait beau se dire à soi même, et répéter hautement à tous, qu’on eût ou qu’on n’eût pas la conviction d’un péril imminent: il faut sauver un fils, il faut sauver un mari; il était question de mariage, la plus bouffonne des choses sérieuses, au dire de Beaumarchais, et le monde, toujours prédisposé à rire à cet égard, devait rire même des larmes qu’il voyait couler en trouvant Clotilde face à face avec Fernande, l’honnête femme près de la courtisane, la femme légitime vis-à-vis de la maîtresse; en d’autres termes, ce qu’il faut approuver et ce que l’on doit blâmer réunis; tout cela offrait une position qui répugnait au savoir-vivre, une idée qui choquait les usages reçus, un aspect qui blessait le sentiment social.
Madame de Barthèle le sentait elle-même; mais elle s’était placée dans cet embarras avec sa légèreté ordinaire; elle résolut d’y faire face vaillamment, en bravant jusqu’au bout les conséquences de son irréflexion. Elle prit donc la main de Clotilde, qu’elle pressa tendrement sans trop savoir pourquoi, peut-être pour se soutenir elle-même dans sa résolution, et, s’adressant à Fernande sans toutefois lui présenter sa belle-fille, elle lui dit avec une grande effusion de cœur, et comme on s’accroche à une branche de salut:
– Voilà sa femme, madame. La pauvre enfant est sur le point d’être veuve après trois ans de mariage; prenez pitié d’elle.
Le coup d’œil que les deux jeunes femmes avaient jeté l’une sur l’autre avait suffi pour qu’elles comprissent leur rivalité. Ici, la magie, le prestige, l’éclat; là, l’innocence, la beauté, l’autorité du droit; chacune eut quelque chose à envier à l’autre; toutes deux rougirent et s’inclinèrent en même temps.
– Ma chère Clotilde, dit madame de Barthèle à voix basse, et cependant de manière à être entendue, nous devons tout comprendre maintenant. Voici madame Ducoudray.
– Madame Ducoudray! s’écria Fernande avec surprise en voyant que c’était elle que l’on désignait sous ce nom.
– Oui, madame, se hâta de dire Fabien en cherchant à lui faire comprendre, par l’expression de son regard et par le mouvement de sa physionomie, qu’il avait fallu recourir à la ruse par égard pour les préjugés sociaux; oui, madame, nous n’avons pas cru devoir faire mystère ici du nom de votre mari. Pardonnez-nous cette indiscrétion, que nous avons crue, sinon nécessaire, du moins convenable.
C’était le dernier coup porté à Fernande. Elle adressa un regard d’indignation aux deux jeunes gens; puis, revenant a madame de Barthèle:
– Madame, lui dit-elle, j’ai aussi ma fierté, j’ai aussi ma pudeur; si vous me recevez, il est bon que vous me receviez pour moi; car, en me recevant sous un autre nom que le mien, votre gracieux accueil n’est plus un honneur, c’est une humiliation. Je ne suis pas mariée, je ne suis pas veuve, je ne m’appelle pas madame Ducoudray: je me nomme Fernande.
– Eh bien, madame, sous quelque nom que vous vous présentiez ici, s’écria madame de Barthèle, soyez la bienvenue; c’est nous qui vous avons été chercher, c’est nous qui implorons votre présence, c’est nous qui vous supplions de rester.