Cependant le besoin qu’on avait de l’ange déchu dans la maison de Fontenay-aux-Roses donnait, sans qu’on y prît garde, aux soins qu’on lui rendait quelque chose de la tendresse que l’on a pour les siens et pour soi-même. Madame de Barthèle et Clotilde, en voyant Fernande s’évanouir, n’avaient point voulu s’en rapporter, peut-être un peu par crainte et par prudence, aux soins de leurs femmes de chambre pour la faire revenir; elles avaient donc pu se convaincre par elles-mêmes, en rendant à la belle évanouie ce petit service d’épingles à ôter et à remettre, que le bon goût n’était point chez Fernande une apparence de toilette, mais qu’au contraire l’habitude d’un luxe intérieur se révélait chez elle par cette recherche minutieuse que les femmes qui l’ont elles-mêmes peuvent seules apprécier; chez la douairière, cette remarque alla même si loin, qu’elle en vint à soupçonner que Fernande devait être d’une naissance distinguée, et que le nom de baptême, ou plutôt d’adoption, sous lequel elle était connue, cachait quelque grand nom de famille.
En se voyant l’objet des attentions de la mère et de la femme de Maurice, Fernande referma d’abord ses yeux entr’ouverts, et cela par un mouvement spontané, par l’effet instinctif de la pudeur de l’âme, par la force d’un sentiment dont son cœur avait le secret; mais, presque aussitôt, elle sentit que plus tôt elle sortirait de cette situation, mieux vaudrait pour elle et pour les autres. Alors, rouvrant, comme nous l’avons dit, les yeux par la force de sa volonté, elle recueillit un instant ses esprits, et, sans chercher à exciter l’intérêt par des minauderies affectées, elle fit entendre un remercîment naïf. Les hommes, qui s’étaient éloignés, reçurent alors la permission de rentrer au salon, et revinrent animer par leur intérêt réel ou simulé cet intermède où chacun semblait se préparer à la scène qui devait se passer dans la chambre du malade. En effet, pour tout le monde, le drame devait être là; mais, pour Fernande, il était déjà dans le fond de son cœur.
– Madame, dit-elle en s’adressant à Clotilde, c’est vous qui me conduirez au chevet du malade; je ne consens à paraître aux yeux de M. de Barthèle qu’entre vous et sa mère.
Puis, s’adressant à Fabien et à Léon:
– Messieurs, dit-elle, c’est une leçon terrible que vous me donnez: elle ne sera pas sans profit pour moi, et je vous en remercie.
Il fallait à la courtisane le courage qui vient de l’âme pour qu’elle se soutînt entre ces deux femmes respectées, car elle aimait Maurice avec toute la puissance d’un sentiment profond; c’est pour lui seul, et par lui seul, qu’elle avait ressenti la première impression de l’amour; cet amour avait été le principe des développements moraux que sa nature supérieure lui réservait grâce à une multitude de germes féconds apportés par Fernande en naissant. En effet, sous des apparences de légèreté, Fernande, nous l’avons dit, cachait de nobles facultés que l’éducation qu’elle avait reçue, et une grande finesse de tact qui lui était naturelle, défendaient éternellement contre les suggestions involontaires de la coquetterie et les dépravations sociales dont son existence exceptionnelle avait nécessairement dû l’entourer.
C’était aux courses de Chantilly que Maurice et Fernande s’étaient vus pour la première fois. Ces courses, comme on le sait, étaient devenues, sous le haut patronage qui les dirigeait, le rendez-vous de toutes les sommités parisiennes. Maurice, qu’un voyage en Italie avait éloigné de France, que les soins qu’il avait donnés à son hôtel de la rue de Varennes et à sa villa de Fontenay avaient préoccupé à la suite de ce voyage, faisait en quelque sorte sa rentrée dans le monde. Deux chevaux à lui couraient, Miranda et Antrim, et il devait monter un de ces chevaux lui-même, la dernière course étant une course de gentilhommes riders.
Au moment de partir, madame de Barthèle s’était trouvée indisposée; Clotilde alors avait déclaré qu’elle restait près de sa belle-mère. Maurice avait voulu se retirer et se contenter de faire courir son jockey; mais on sait quelle grave question c’est qu’une pareille retraite: d’ailleurs, Maurice avait une réputation de sportman à conserver. Les deux femmes insistèrent pour qu’il ne changeât rien aux dispositions arrêtées. Maurice, s’étant assuré près du docteur que l’indisposition de sa mère ne présentait aucune gravité, se décida à aller à Chantilly. Maurice se retrouva donc au milieu de toutes ses anciennes connaissances de garçon. Fabien aussi faisait courir. Comme Maurice, il avait deux chevaux engagés, Fortunatus et Roland; comme Maurice, il devait courir lui-même: l’ancienne rivalité des deux jeunes gens allait donc renaître.
Notre intention n’est point de donner à nos lecteurs les détails d’une de ces fêtes que notre ami Charles de Boignes décrit si bien; seulement, disons que Fabien et Maurice partagèrent le prix d’Orléans, et que, dans la course des gentilshommes riders, Miranda, montée par Maurice, sauta bravement toutes les haies, tandis que Roland refusa la dernière.
Selon sa vieille habitude, Fabien se retrouvait donc battu par son ami.
Fernande n’avait jamais vu Maurice, elle n’avait jamais entendu prononcer son nom; elle commençait à être à la mode dans le monde quand Maurice s’en était retiré. Fernande avait dans sa voiture une de ces femmes sans conséquence, dont les femmes élégantes qui n’ont ni frère ni mari se font une compagne et un maintien; elle demanda à cette femme quel était ce beau cavalier brun qui montait ce beau cheval alezan. La compagne de Fernande ne connaissait ni le cheval ni le cavalier. Fernande fut donc forcée de recourir au programme, et ce fut le programme qui lui dit le premier le nom de l’homme qui allait avoir une si grande influence sur sa vie.
Les courses devaient se continuer le lendemain. Les amateurs que la fête avait attirés restèrent donc à Chantilly. On sait de quelle manière les choses se passaient en pareille occasion, et comment on se disputait chaque chambre. Fernande s’y était prise assez longtemps à l’avance pour avoir un appartement complet ou elle recevait toute sa cour. Après les courses, ses amis de Paris se réunirent donc chez Fernande, et, comme elle possédait la maison la plus confortable de Chantilly, il fut convenu qu’on se trouverait chez elle le soir et qu’on y souperait en commun.
Maurice avait d’abord eu l’intention de revenir le soir même à Fontenay-aux-Roses; mais, sur le turf une foule de paris s’étaient engagés pour le lendemain; en sa qualité de vainqueur, le baron de Barthèle devait aux vaincus une revanche. Il resta donc, quoique sa première pensée eût été, comme nous l’avons dit, de partir.
Le bruit du souper projeté se répandit. Fabien vint en parler à Maurice comme d’une espèce de solennité à laquelle il ne pouvait se dispenser d’assister. Maurice connaissait Fernande de nom; il avait souvent éprouvé une grande curiosité de voir cette femme, dont ses amis parlaient toujours comme d’une des femmes les plus gracieuses et les plus spirituelles qui existassent. On n’eut donc pas grand’peine à l’entraîner vers une chose qu’il désirait depuis longtemps. Cependant il ne consentit à accompagner Fabien qu’à la condition qu’on recommanderait le plus grand secret à ses amis, de peur que Clotilde n’apprît cette petite débauche, et que, sous aucun prétexte, il ne serait question, pendant ce souper, ni de sa mère ni de Clotilde. Fabien fit semblant de comprendre cette pudeur de fils et d’époux, et jura à son ami que, de son côté, il n’avait à craindre aucune indiscrétion.