Maurice avait donc été présenté à Fernande le soir même, et Fernande l’avait reçu avec toutes les déférences que l’on doit à un vainqueur.
D’abord, Fernande n’avait vu dans Maurice qu’un homme élégant de plus dans sa cour d’hommes élégants; aucun changement ne se manifesta donc dans ses manières, elle resta quelque temps rieuse, spirituelle et coquette, comme elle l’était toujours. Bientôt cependant les avantages physiques, qui prédisposent toujours à la sympathie, inspirèrent à Fernande une de ces attractions inévitables qui servent d’appui à la philosophie corpusculaire de Thomas Brown, et qui forment, selon lui, la base des grandes passions. Bientôt, et surtout lorsque la gaieté de la table eut donné un plus libre cours à la conversation, Maurice parla. Le son de sa voix était vibrant, son esprit était vif; de temps en temps, des lueurs poétiques illuminaient ses paroles avec le rayonnement d’une idée, chose si rare dans le monde où il se trouvait, et, sous le feu des saillies, une pensée sérieuse commença de se glisser au cœur de la courtisane. Au lieu de diriger, comme d’habitude, la conversation, ou plutôt de la faire bondir légère et joyeuse, selon les caprices de son esprit, Fernande écouta et regarda Maurice. Ce fut alors que, sans y songer, elle découvrit dans le visage du jeune homme les traits pour lesquels, en sa qualité d’artiste, elle avait toujours conçu une prédilection particulière; les lignes pures que son imagination rêvait sans pouvoir les tracer, lorsque, le pinceau ou le crayon à la main, elle cherchait le beau idéal sur le papier ou sur la toile. Elle douta alors que le cœur fût chez Maurice à la hauteur de la forme et de l’esprit. Elle jeta quelques mots destinés à résonner sur l’âme comme fait sur le bronze le battant de la cloche. Les mots rendirent juste le son qu’attendait Fernande; de plus, ils amenèrent sur le visage de Maurice cette teinte de mélancolie que nous avons dit lui être habituelle, et qui est si séduisante, chez un homme surtout. Pendant tout le cours du souper, il ne fit pas un seul compliment à Fernande.
Placé trop loin d’elle pour lui rendre tous les petits services qu’on se rend de convive à convive, il se contenta de la regarder. Seulement, chaque fois que la gaieté éclatait plus vive, et que la conversation, contenue cependant dans certaines limites, devenait plus libre, le regard de Maurice se voilait, en regardant l’ange déchu, d’un nuage de tristesse plus profonde, comme si Maurice s’était dit au plus intime de son cœur: «Si jeune, si belle, si élégante, si bien faite pour être aimée, quel malheur qu’elle soit ce qu’elle est!»
Et, en effet, Maurice, de son côté, éprouvait les mêmes sympathies et recevait les mêmes atteintes. Des causes différentes produisaient chez lui des effets semblables. Il trouvait dans Fernande la réalisation des rêves de son amour, ces formes que son imagination avait mille fois tracées dans l’ombre et dans la nuit de l’espoir, cet être de la pensée, ce fantôme créé à la fois par le cœur et par l’esprit, dont on est sans cesse distrait et détourné par les réalités de la vie, mais qu’on retrouve avec bonheur dans le repos et dans la solitude, quand on ferme les yeux, quand on oublie les mœurs positives, quand l’âme réagit sur la matière. Au milieu de cette joie bruyante, au milieu de cet échange de mots sonores qui résonnaient d’autant plus qu’ils étaient vides, Maurice soupirait donc effectivement en secret; souriant tristement à l’illusion, suivant du regard l’animation tardive de son désir éteint, il contemplait tristement et avec des regrets intimes, au milieu des éclats de la joie, la malheureuse femme qu’il avait adorée, sans la connaître, dans la pureté de ses premières sensations. Cette impression se glissait jusque dans son cœur, sous la protection d’une douce pitié, et son cœur, en retrouvant l’image d’autrefois, recevait des émotions inconnues, et devinait en lui des facultés nouvelles.
Quoique partis de points opposés, Maurice et Fernande se trouvaient donc réunis au même but. La soirée eut pour eux la durée d’un éclair; on se sépara à trois heures du matin, et, lorsqu’on parla de se séparer, tous deux jetèrent les yeux sur la pendule, croyant qu’il était minuit. Maurice, en rentrant chez lui, n’eut plus qu’un souvenir, Fernande; Fernande, en rentrant chez elle après tout ce bruit évanoui, toute cette rumeur éteinte n’eut plus qu’une pensée, Maurice. Chacun se rappela les moindres paroles de l’autre, les plus légères intonations de voix, les moindres gestes; chacun s’endormit avec le désir de se revoir le lendemain.
Le lendemain, le jour se leva sombre et orageux. À midi, Maurice mit sa carte chez Fernande; mais il n’osa demander à être reçu. À une heure, l’orage éclata, et une pluie effroyable vint ôter tout espoir que les courses pussent avoir lieu. Force fut de remettre les paris à un autre jour; de tous côtés, on envoya chercher des chevaux de poste, et chacun reprit le chemin de la capitale.
Maurice avait eu le soin de demander l’adresse de Fernande; Fernande demeurait rue des Mathurins, n° 19.
Quant à Fernande, elle n’avait fait aucune question sur Maurice, d’abord parce qu’elle sentait qu’elle ne ferait pas ces questions de son ton de voix naturel, ensuite parce qu’elle trouvait étrange de songer à lui, enfin parce qu’elle jouait secrètement à se créer quelquefois ainsi un espoir vague qui toujours avait été déçu, et qui cependant revenait toujours; car l’espoir, quelque timide qu’il soit, est une recette de bonheur qui calme les cœurs souffrants. Il est vrai que l’espoir a cela de commun avec l’opium, que, lorsqu’on se réveille, on n’est que plus abattu et plus malheureux.
D’ailleurs, elle avait le pressentiment qu’elle reverrait Maurice.
En effet, le lendemain de son retour de Chantilly, vers les trois heures de l’après-midi, comme Fernande se préparait à sortir, Maurice se présenta chez elle. Tous deux se troublèrent en se rencontrant à la porte de l’antichambre, tous deux devinèrent à leur rougeur qu’ils avaient songé l’un à l’autre, tous deux enfin éprouvèrent le désir de ne pas retarder d’un instant le moment de se parler. Cependant, comme s’ils eussent senti le besoin de se préparer à cette entrevue, Maurice insista pour que Fernande ne rentrât point pour lui; mais Fernande, de son côté, répondit qu’elle ne sortait que pour cinq minutes, et pria le jeune homme de l’attendre. Après un muet accord, Maurice fut donc introduit dans l’appartement de Fernande, au moment où celle-ci en sortait ou faisait semblant d’en sortir.
Seul dans l’appartement de cette femme qu’il avait rencontrée par hasard, qu’il avait vue quelques heures à peine, et qui cependant occupait toutes ses pensées, Maurice éprouva une de ces vives émotions dont on est longtemps à se remettre. Était-ce le sentiment de la faute qu’il commettait qui l’agitait de la sorte, ou bien, après avoir cédé à une sorte d’entraînement inexplicable et irrésistible, cessait-il d’être soutenu en arrivant au but, qu’il ne devait dépasser que pour entrer dans un chemin nouveau pour lui? Était-ce la femme légitime, était-ce la courtisane, était-ce Clotilde, était-ce Fernande, qui exerçait ainsi sa mystérieuse influence? Quoi qu’il en soit, dans le hasard favorable d’un isolement momentané, il eut le loisir d’examiner le lieu où le caprice l’amenait presque malgré lui, et peu à peu ses impressions se modifièrent, l’âme retrouva sa liberté, et un charme nouveau et tout-puissant s’empara entièrement de ses facultés à l’aspect des objets qui frappaient ses regards.
Le salon de Fernande, au lieu d’être surchargé de colifichets à la mode en ce moment, au lieu de présenter des étagères couvertes de figurines de Saxe, au lieu d’étaler ces dunkerques pleins de curiosités, qui font de la plupart de nos salons modernes des boutiques de bric-à-brac, était d’un aspect sévère et d’un goût irréprochable. Tendu entièrement de damas de Chine violet avec des portières et des meubles de même étoffe, cette couleur foncée faisait admirablement ressortir deux grandes armoires de Boule surmontées, l’une de deux magnifiques vases de céladon craquelé, renfermant des fleurs; l’autre d’une énorme coupe de malachite, taillée dans un seul morceau, et accompagnée de deux grands cornets de vieux chine, de chacun desquels s’élançait une gerbe de fleurs de lis d’or, destinées à servir de candélabres. À la muraille pendaient des tableaux de l’école italienne, presque tous antérieurs à l’époque de Raphaël, ou des copies des chefs-d’œuvre de la jeunesse de ce maître. C’étaient des Beato Angelico, des Pérugin, des Jean Bellini, au milieu desquels s’égaraient un ou deux Holbein, admirables de couleur et précieux de fini. Un piano chargé de partitions, une table chargée de livres et d’albums, indiquaient que la musique et la peinture avaient leur culte dans cette vie compromise.