– Oh! demanda Maurice en dévorant Fernande de ses beaux yeux noirs; oh! Fernande, où me conduisez-vous?
– Où jamais homme n’est entré, Maurice; car j’ai fait faire ce boudoir pour celui-là seul que j’aimerais. Entre, Maurice.
Maurice franchit le seuil de la blanche cellule, et la porte se referma derrière eux.
CHAPITRE VIII
Avant l’intimité qui venait de se former entre Fernande et Maurice, ils avaient tous deux ignoré cette vie du cœur qui seule donne aux passions leur force et leur durée; mais, à la première révélation de cette existence ignorée jusqu’alors, Maurice avait vu fuir toutes les illusions de sa vie conjugale. Clotilde était jolie, Clotilde était même belle, plus belle que Fernande peut-être, mais de cette beauté froide qui ne s’anime jamais ni du rayon de l’enthousiasme, ni des larmes de la pitié. Le bonheur de Maurice avec Clotilde était un bonheur calme, uniforme, négatif; c’était l’absence de la douleur plutôt que la présence de la joie. Le sourire de Clotilde était charmant, mais c’était toujours le même sourire; c’était son sourire du matin, c’était son sourire du soir, c’était le sourire dont elle accompagnait le départ de Maurice et dont elle saluait son retour. Clotilde enfin semblait une de ces belles fleurs artificielles comme on en voit dans les ateliers de Batton et de Nattier, toujours fraîches, jolies, mais ayant dans leur fraîcheur éternelle et dans leur beauté sans fin quelque chose d’inanimé qui dénonce l’absence de la vie.
Maurice avait épousé Clotilde à seize ans, et s’était dit à lui-même: «C’est une enfant.» Clotilde avait pris trois années et était devenue femme sans qu’autre chose se développât en elle, que sa froide beauté. Il en résultait que Maurice avait toujours aimé Clotilde comme on aime une sœur.
Tout cet édifice d’heureuse tranquillité avait donc, aux yeux de Maurice, simulé le bonheur. Les convenances respectées à l’égard de sa jeune femme lui avaient valu ce que les gens du monde appellent la considération. Le repos et la vanité l’avaient maintenu dans cet état intermédiaire entre l’ennui et la félicité. Mais, du moment que Maurice avait retrouvé Fernande, c’est-à-dire la femme selon ses sympathies, le cœur selon son cœur, l’âme selon son âme, il ne s’était plus inquiété à quel étage de la société il l’avait rencontrée, il l’avait prise dans ses bras, l’avait enlevée jusqu’aux régions les plus hautes de son amour. Dès lors les émotions, les mystères, les transports d’une existence nouvelle, avaient répondu aux besoins endormis de son organisation, aux lois secrètes de sa poétique et ardente nature. Tout avait disparu, disparu dans le passé; car le passé était vide d’émotions, et quiconque a traversé la mer, oublie tous les jours de calme pour le souvenir d’un seul jour de tempête. Il n’y avait donc plus pour lui de félicité que dans les regards de Fernande; à ses yeux, le luxe ne conservait de prix que par le goût exquis dont elle parait toute chose; les arts ne répondaient à sa pensée que par le sentiment qu’elle y attachait; enfin, sa vie même, si pleine à cette heure, lui devenait insupportable à l’instant même, quand ce n’était pas à Fernande qu’il la consacrait.
Pour Fernande aussi venait de s’ouvrir une existence plus conforme à ses désirs et à ses volontés. La sainteté d’un amour vrai semblait en quelque sorte la purifier, effacer le passé, rendre à son âme sa candeur native. Fernande chassait tous les souvenirs anciens pour ne pas souiller un avenir dont les promesses la berçaient mollement. On eût dit que, par un effort de volonté, elle retournait à son enfance pour disposer cette fois les événements de sa nouvelle vie d’après les exigences de sa raison; et cette force de vouloir, par laquelle tout prenait un autre aspect, donnait à la fois à sa beauté un charme plus puissant et à son esprit une allure plus vive. Le bonheur de son âme rayonnait autour d’elle, comme la lueur d’un ardent foyer.
Un tel accord de sympathie venait accroître rapidement une passion dont l’un et l’autre ressentaient pour la première fois l’impression profonde. Chaque jour ajoutait quelque chose au charme du tête-à-tête, au bonheur de l’intimité. Plus ils s’appréciaient l’un l’autre, plus ils se sentaient étroitement unis. Tous deux à cet âge heureux de la vie où le temps qui passe ajoute encore aux grâces du corps, ils voyaient dans leur tendresse mystérieuse tant d’heureuses chances de bonheur, que la source de ce bonheur semblait ne pouvoir se tarir. Avec Fernande, l’âme presque toujours dominait les sens et excluait ce culte de soi-même qui use vite le sentiment et qui fait de certaines liaisons un lien si fragile. L’amour, ce feu qui ne brille qu’aux dépens de sa durée, était si chastement couvert sous les ressources du cœur et de l’esprit, qu’il semblait chez ces deux beaux jeunes gens devoir suffire à la durée de toute leur existence. Le temps s’écoulait rapidement, et cependant la jeune femme élégante ne se montrait plus ni dans les promenades ni dans les spectacles. Les plus belles journées d’hiver, ces journées que l’on met si âprement à profit, s’écoulaient sans qu’on aperçût la voiture de Fernande ni aux Champs-Élysées ni au Bois. Les spectacles les plus attrayants de l’Opéra et des Bouffes se passaient sans que les regards retrouvassent la loge où Fernande trônait au milieu de sa cour. Elle avait fait de ses heures un emploi si régulier et si complet, qu’il ne lui restait pas un instant à donner aux indifférents de tous les jours et aux flatteurs d’autrefois. Depuis que Maurice était entré dans son appartement, nul n’était plus admis chez elle, aucun n’avait part à sa confiance; nul regard indiscret ne pouvait percer le secret de sa conduite, et, dans son ivresse, elle laissait la foule s’étonner et murmurer.
– Mon Dieu, que je suis heureuse! disait-elle souvent en laissant tomber sa tête gracieuse sur l’épaule de Maurice et en parlant les yeux à demi fermés, la bouche à moitié entr’ouverte. Le ciel a pris mes maux en pitié, cher ami; car il m’a envoyé cet ange, qui est venu trop tard pour être le gardien de mon passé, mais qui sera le sauveur de mon avenir. Je vous dois mon repos aujourd’hui et pour toujours, Maurice; car, avec le bonheur, il n’y a que des vertus. Ah! croyez-le bien, le juge d’en haut sera sévère pour ceux qui n’ont pas su employer les richesses qu’il avait déposées au fond de leur âme, et qui, pouvant se procurer le bonheur dont nous jouissons, l’ont laissé passer sans en vouloir. Le bonheur, vois-tu, Maurice, c’est une pierre de touche sur laquelle tous nos sentiments sont éprouvés, les bonnes et les mauvaises qualités n’y laissent pas la même marque. Le bonheur qui me vient de toi, Maurice, m’élève à ce point, que je suis fière d’exister maintenant, moi qui parfois ai eu honte de la vie. En effet, le monde pour moi se réduit maintenant à nous deux; l’univers pour moi se concentre dans cette petite chambre, paradis que tu as animé, Éden où nul n’est entré avant toi, et où nul n’entrera après toi, car l’ange de notre amour veille au seuil. J’espère en toi comme en Dieu; je crois en ton amour comme en la vie qui m’anime. Je ne dirai pas que je pense à toi à des moments donnés; non, ton amour est en moi. Je ne pense pas au sang qui fait battre mon cœur, et cependant c’est ce sang qui me fait vivre. Je suis si certaine que tu m’aimes, Maurice, que jamais un doute n’est venu troubler ma sécurité à cet égard. Il me semble que j’assiste par la puissance de mon imagination à toutes les actions de votre vie. Je pénètre avec vous dans l’intérieur de votre famille, je vois votre mère, je l’aime pour vous avoir donné la vie, je la respecte à cause de son nom, je m’incline devant elle pour recevoir une part des bénédictions qu’elle vous donne; que vous êtes heureux, Maurice! Et, voyez comme je suis folle, il me semble que je suis de moitié dans les soins que vous lui rendez, dans l’amour que vous avez pour elle. Je me cache, en pensée, dans un coin de votre salon, comme une pauvre enfant mise en pénitence, qui peut tout voir, tout entendre, mais à laquelle il est défendu de parler. Oh! non-seulement, Maurice, je ne vis que pour vous, mais encore je ne vis que par vous, je le sens.