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De son côté, Maurice ne comprenait la vie que par le temps qu’il consacrait à Fernande. Aussi, placé entre Clotilde qu’il cachait à Fernande, et Fernande qu’il cachait au monde, il était heureux et malheureux à la fois: malheureux de feindre auprès de Clotilde une tendresse qu’il ne pouvait avoir, auprès de Fernande une liberté qu’il n’avait pas, et dans le monde une tranquillité qu’il n’avait plus.

En effet, quoique la confiance fût sans bornes entre les deux amants, ils avaient cependant apporté quelques restrictions dans leurs confidences mutuelles, restrictions indispensables à leur bonheur. À leur avis, ce n’était pas tromper, c’était aimer avec discernement, voilà tout. Entre l’illusion et la vérité, il se fait toujours une capitulation de conscience, une de ces transactions tacites et obligées qui seules rendent possibles les relations secrètes. Ainsi Fernande, avec la franchise qui lui était permise, n’avait point consenti à parler à Maurice de sa vie passée, parce que, dans cette vie, il y avait des actes dont elle avait à rougir. Ainsi Maurice avait, avec les plus grandes précautions, caché à Fernande qu’il fût marié, autant par respect pour Clotilde que par amour pour Fernande. Il en résultait que, forcé de tromper à la fois sa femme et sa maîtresse, il usait sa vie à cacher à l’une son amour, et à l’autre les devoirs qui lui étaient imposés. Fernande se donnait tout entière, tandis que Maurice ne se laissait prendre qu’à moitié. Et cependant Maurice n’aurait pas donné ce bonheur troublé pour quelque bonheur que ce fût. Depuis trois mois seulement, il se sentait vivre d’une vie complète dans ses bonheurs infinis et dans ses douleurs profondes.

Mais rien n’est durable sur la terre; l’orage naquit des précautions mêmes que les deux amants avaient prises pour l’éviter. Fernande n’était pas une de ces femmes qui disparaissent du monde sans qu’on s’en aperçoive. Elle avait le droit de s’isoler avec un repentir et non pas avec un amour. Ses anciens adorateurs réclamèrent comme une propriété leur soleil éclipsé. Repentante, ils eussent pu la plaindre; heureuse, ils jalousèrent celui dont elle tenait son bonheur. Elle fut entourée, espionnée, guettée. Quand la volonté s’unit à l’intérêt, on parvient à tout savoir. Il n’y a pas de mystère si impénétrable que l’envie n’y glisse son regard fauve, et, si habilement tissu que soit le voile, il s’y trouve toujours un trou d’épingle par lequel on ne peut voir, mais par lequel on est vu. On vit Maurice entrer chez Fernande; on vit Maurice en sortir quatre heures après y être entré, quand personne n’était reçu. Il n’y eut plus de doute alors que Maurice ne fût l’amant préféré, l’amant exigeant, l’amant jaloux. On ne croyait pas de la part de Fernande à une retraite volontaire, on ne voulut pas tolérer ce qui était une infraction à toutes les lois de la galanterie, et, un matin, Fernande reçut, d’une petite écriture déguisée, un de ces billets contre lesquels il n’y a pas de vengeance légale possible, quoiqu’ils tuent aussi sûrement que le fer et le poison.

C’était une lettre anonyme conçue en ces termes:

«Une noble famille est plongée dans le désespoir depuis que le baron Maurice de Barthèle vous aime. Soyez aussi bonne que vous êtes belle, madame: rendez non-seulement un fils à sa mère, mais encore un mari à sa femme

Fernande venait de se lever après une nuit heureuse et pleine de rêves dorés, comme elle en faisait depuis qu’elle connaissait Maurice. Elle qui aimait le jeune baron sans arrière-pensée, n’avait pas même eu l’ombre de ces remords qui, de temps en temps, mordaient Maurice au cœur. Non, en elle, la félicité était complète, immense, infinie; le coup fut donc terrible, la nouvelle fut donc foudroyante. Elle relut une seconde fois la lettre, qu’elle n’avait pas comprise à la première vue. Elle la relut en pâlissant à chaque ligne; puis, quand elle eu fini de lire, elle tomba évanouie.

Cependant son premier mouvement fut le doute: était-il bien possible que Maurice lui eût caché un pareil secret? était-il possible que, chaque fois que Maurice la quittait, elle, sa maîtresse, elle qu’il disait aimer de toutes les puissances de son âme, était-il possible que ce fût pour rentrer chez sa femme?

Maurice était donc un homme comme tous les autres hommes? Maurice pouvait donc avoir deux amours dans le cœur? Maurice pouvait donc dire avec les lèvres: «Je t’aime,» et ne pas aimer? C’était impossible. Fernande rêva mille moyens de se convaincre. Avec son organisation ardente et décidée, ce qu’il y avait de pis pour elle, c’était le doute.

Parmi les femmes que voyait Fernande était une espèce de femme de lettres, Scudéry au petit pied, bas bleu déteint. Cette femme, grâce à la position de son amant, haut et puissant personnage, voyait tout Paris. Déconsidérée aux yeux du monde, qui subissait l’influence sociale du marquis de ***, elle était cependant vis-à-vis de Fernande dans une situation supérieure; car le titre de femme mariée est un épais manteau qui voile bien des hontes, qui cache bien des rougeurs. Madame d’Aulnay (c’était le nom de cette femme), qui de temps en temps mettait au jour un roman bien moral, une comédie bien fade, avait donc un mari. Il est vrai que ce mari, presque réduit à l’état de mythe, était presque toujours invisible, et, lorsqu’il n’était pas invisible, demeurait au moins silencieux. Fernande songea à écrire à cette femme.

Elle prit une plume, du papier, et traça à la hâte les deux ou trois lignes suivantes:

«Chère madame,

» On me demande l’adresse de madame Maurice de Barthèle; je l’ignore. Mais, vous qui savez toutes choses, vous devez la savoir. Je vous parle non pas de la douairière, mais de la femme du baron.

» Le peintre qui me demande cette adresse, et qui est chargé de faire son portrait, je crois, désire savoir d’avance si elle est jeune et jolie.

» Vous savez que je suis toujours votre bien dévouée et bien reconnaissante,»

» Fernande»

Puis elle sonna, et envoya son valet de chambre chez madame d’Aulnay. Dix minutes après, il revint avec un petit billet effroyablement musqué et cacheté d’une devise latine.

Fernande prit en tremblant la réponse de madame d’Aulnay. Cette réponse était sa mort ou sa vie. Quelque temps, elle la tourna et la retourna dans sa main sans oser l’ouvrir. Enfin, elle brisa le cachet, et, comme à travers un nuage, elle lut:

«Chère belle,

» Madame la baronne Maurice de Barthèle demeure dans l’hôtel de sa belle-mère, rue de Varennes, n° 24.

» Quoique entre femmes, vous le savez, on n’avoue pas facilement ces choses, je vous dirai, entre nous, qu’elle est charmante. Aussi n’est-il question dans le monde que de la passion miraculeuse qu’elle a inspirée à son mari, le beau Maurice de Barthèle, que vous avez dû rencontrer de çà ou de là autrefois, mais qui, depuis son mariage, va à peine dans le monde.

» À propos de cela, que devenez-vous vous-même, chère petite? Il y a des siècles qu’on ne vous a vue.