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» Cependant vous savez combien l’on vous aime rue de Provence, n° 11

» ARMANDINE D’AULNAY.»

Cette lettre ne laissait plus aucun doute à Fernande; Maurice était bien marié, sa femme était jeune et jolie, et son amour pour sa femme était proverbial dans le monde.

Il était onze heures: à midi, Maurice allait venir selon sa coutume: Maurice! c’est-à-dire le mari d’une autre femme.

D’abord, Fernande éclata en sanglots; mais, à mesure que l’aiguille marchait sur le cadran, ses larmes se séchèrent au feu de la colère; il lui sembla que les dernières étaient de feu et qu’elles brûlaient sa paupière.

À chaque voiture qui passait dans la rue, elle croyait entendre la voiture de Maurice. On eût dit que les roues lui passaient sur le cœur, et cependant, à chaque nouveau bruit, elle souriait en murmurant tout bas:

– Nous verrons ce qu’il va dire; nous verrons ce qu’il va répondre.

Enfin, comme midi sonnait, une voiture s’arrêta à la porte. Bientôt Fernande entendit le bruit de la sonnette, et elle reconnut la manière de sonner de Maurice. Un instant après, malgré les tapis qui couvraient le plancher, elle entendit des pas qui s’approchaient, et elle reconnut le pas de Maurice. La porte s’ouvrit, et Maurice entra le front calme et joyeux, comme d’habitude, heureux de revoir Fernande, qu’il avait quittée la veille au soir, et qu’il lui semblait, chaque matin, n’avoir pas vue depuis des siècles.

Fernande était dans son salon, assise, le regard fixe et morne, pâle, immobile, tenant une lettre froissée dans chacune de ses mains. Comme elle se trouvait dans une demi-obscurité, Maurice ne vit point l’expression terrible de son visage, vint droit à elle, et, comme d’habitude, approcha ses lèvres de son front pour y déposer un baiser. Une rougeur soudaine remplaça tout à coup la pâleur mortelle qui couvrait le visage de Fernande; elle se leva et fit un pas en arrière.

– Monsieur, dit-elle d’une voix sourde et tremblante, monsieur, vous avez menti comme un valet! Maurice demeura immobile et muet un instant, comme si la foudre l’eût frappé; mais bientôt, épouvanté du bouleversement des traits de Fernande, il fit un pas vers elle, ouvrant en même temps la bouche pour lui demander ce qu’elle avait.

– Monsieur, continua Fernande, vous êtes un lâche! Vous trompez deux femmes à la fois, moi et madame de Barthèle; vous êtes marié, je le sais.

Maurice jeta un cri: il sentait le bonheur se détacher violemment de son cœur et fuir à tout jamais loin de lui. Plus tremblant et plus désespéré que celle dont le désespoir se révélait par l’attitude et par la parole, il courba la tête et tomba sur une chaise, brisé, anéanti, foudroyé.

– Monsieur, continua Fernande, l’honneur et le devoir vous appellent chez vous, l’honneur et le devoir me défendent de vous recevoir davantage. Sortez, monsieur, sortez! Grâce au ciel, je suis ici chez moi. Chez moi! comprenez bien, monsieur, tout ce que ce mot renferme de considérations.

Et, trop torturée par ses propres impressions pour bien apprécier, pour bien comprendre l’abattement de Maurice, se méprenant sur un état qui pouvait à la rigueur ressembler à l’indifférence, le voyant immobile, elle le crut calme; aussi ajouta-t-elle avec le ton du mépris:

– Monsieur, après avoir spéculé sur la crédulité d’une pauvre femme, il se peut que vous ayez l’intention de résister à sa volonté, d’abuser de votre force, de rester chez elle malgré ses ordres. S’il en est ainsi, c’est à moi de quitter la place.

Et Fernande, passant dans sa chambre à coucher, jeta à la hâte un châle sur ses épaules, mit sur sa tête le premier chapeau qu’elle trouva; et, s’échappant par son cabinet de toilette, elle recommanda à son laquais, qui se trouvait dans l’antichambre, de prévenir M. de Barthèle qu’elle ne rentrerait pas de la journée.

Sortant à pied, au hasard, sans but, cachant sous un voile sa pâleur, et, par la rapidité de sa marche, dissimulant l’agitation dont elle était saisie, Fernande se trouva bientôt rue de Provence, en face de la maison de madame d’Aulnay.

Elle ne savait où aller. Elle entra.

– Eh! c’est vous, cher ange! s’écria la femme de lettres en grimaçant un sourire; à la bonne heure, et je vois que vous êtes sensible aux reproches. Étiez-vous donc cloîtrée, qu’on ne vous a pas vue de tout cet hiver? Mais qu’avez-vous donc? Vous êtes pâle comme un linge, vous avez les yeux rouges et gonflés. Que s’est-il donc passé, mon Dieu? Voyons!

Et, tout en parlant, elle entraînait la jeune femme dans une espèce d’oratoire qui se trouvait derrière la chambre à coucher.

– J’ai… oh! j’ai, s’écria Fernande, que je suis la plus malheureuse de toutes les femmes.

Et ses larmes, longtemps comprimées, jaillirent à flots de ses paupières.

– Vous, malheureuse! avec vos vingt ans, votre charmant visage, que vous défigurez comme une enfant que vous êtes?

Allons donc, impossible! et je suis sûre que, si vous me racontiez la cause de cette grande douleur…

– Oh! ne me demandez rien, je ne vous dirai rien… Je suis malheureuse, voilà tout.

– Allons, allons, je devine: quelque grande passion. Mais êtes-vous folle d’aimer ainsi, chère belle! Aimer à votre âge, pauvre ange! mais sachez donc que, quand on est belle comme vous, on ne doit pas aimer. Aimer! voilà de ces folies qui sont bonnes tout au plus pour les femmes laides; mais les passions altèrent nos facultés morales, flétrissent nos avantages physiques. Oh! je veux faire un roman ou une comédie sur le danger d’aimer; et prenez-y garde, je l’appellerai Fernande. Croyez-moi, ma belle enfant, il n’y a pas de cosmétique qui vaille l’indifférence; c’est la véritable eau de Ninon. Je ne connais pas de fard qui vaille la joie. Laissez-vous aimer tant qu’on voudra; mais vous, de votre côté, gardez-vous du sentiment: le sentiment tue.

– Oui, oui, vous avez raison, dit Fernande, qui avait entendu, mais sans bien comprendre.

– Si j’ai raison! je le crois bien. Allons, essuyons les perles qui ruissellent sur ces feuilles de roses, continua la femme de lettres en approchant des yeux de Fernande le mouchoir qu’elle avait laissé tomber sur ses genoux, et qui de ses genoux avait glissé à terre. Ce sont les larmes qui font les rides, à ce qu’assurent les vieilles femmes. Consolez-vous; vous savez le proverbe: «Un amant perdu, dix de retrouvés.» Pour vous, Dieu merci! tout est facile à cet égard. Vous passerez la journée avec moi; je vous distrairai. Le voulez-vous?

– Oui.

– Nous irons faire une promenade au Bois; le temps est superbe, et ces premiers jours de printemps sont délicieux quand ils ne sont pas aigres. Vous n’êtes pas en toilette, dites-vous? Mais que vous importe, à vous! vous êtes toujours en beauté. La toilette, c’est bon pour nous autres, vieilles femmes. À vingt ans, c’est un plaisir; à trente-cinq ans, c’est une affaire.

En se donnant trente-cinq ans, madame d’Aulnay mentait de dix.

L’espèce de fièvre d’indignation qui soutenait le courage de Fernande ne laissait arriver à sa pensée qu’un bourdonnement confus; d’ailleurs, le besoin d’impressions nouvelles nécessitait l’agitation physique et la variété des objets extérieurs. Elle accepta une proposition qui lui promettait du mouvement, l’aspect et l’air de la campagne. Mais il fallait attendre que l’heure de cette promenade fût venue. Madame d’Aulnay recevait beaucoup de monde; d’un moment à l’autre, un étranger, un inconnu, pouvait venir, et chaque minute était un siècle pour l’impatience de la jeune femme désespérée.