En effet, on annonça le comte de Montgiroux.
Sans connaître en aucune façon les rapports qui existaient entre le comte de Montgiroux et Maurice, Fernande se leva; mais madame d’Aulnay la retint.
– Restez donc, lui dit-elle, mon cher ange; M. de Montgiroux est un homme charmant.
En même temps, comme madame d’Aulnay avait fait signe qu’elle était visible, le pair de France entra.
Le comte de Montgiroux connaissait Fernande de vue: il savait son esprit, il appréciait son élégance. Il s’approcha donc de la jeune femme avec cette charmante politesse des hommes du dernier siècle, que nous avons remplacée, nous autres, par la poignée de main anglaise, comme nous avons remplacé le parfum de l’ambre par l’odeur du cigare.
Madame d’Aulnay s’aperçut de l’impression que Fernande avait produite sur le comte, et, comme le pair de France était un de ceux que la femme de lettres tenait à compter parmi ses fidèles, et qu’elle avait généralement pour lui toutes sortes de prévenances:
– Soyez le bienvenu, mon cher comte, dit-elle. Êtes-vous homme à vous contenter aujourd’hui d’un mauvais dîner?
Le comte fit un signe affirmatif, en regardant à la fois madame d’Aulnay et Fernande, et en les saluant tour à tour.
– Oui? reprit madame d’Aulnay. Eh bien, c’est dit, vous viendrez rompre notre tête-à-tête, car nous comptions passer la journée en tête-à-tête; j’ai déjà signifié à M. d’Aulnay qu’il eût à aller dîner avec des académiciens. Vous savez que je suis en train d’en faire un immortel, de ce pauvre M. d’Aulnay?
– Mais ce sera une chose facile, ce me semble, madame, reprit galamment le pair de France, surtout si vous êtes mariés sous le régime de la communauté.
– Oh! je sais que vous êtes un homme charmant, c’est dit, c’est entendu; mais revenons à notre dîner; nous pouvons compter sur vous, n’est-ce pas?
– Oui, je suis rassuré sur le dérangement que je cause; et j’avoue même que l’offre que vous me faites sera pour moi un grand bonheur.
– Eh bien, rassurez-vous; sans doute nous avons à causer; mais nous allons au Bois ensemble, et, pendant une excursion de deux heures, deux femmes se disent bien des choses.
Nous aurons donc deux heures pour causer à notre aise, et à six heures et demie vous nous retrouverez libres de toutes nos confidences. Cela vous va t-il?
– Oui, à la condition que vous me laisserez donner à vos gens mes ordres pour le dîner.
– N’êtes-vous pas ici comme chez vous? Faites, mon cher comte, faites.
Le comte se leva et salua les deux femmes, qui, dix minutes après, reçurent chacune un magnifique bouquet de chez madame Barjon.
La proposition de madame d’Aulnay au comte de Montgiroux avait d’abord effrayé Fernande; puis elle s’était demandé ce que lui faisait madame d’Aulnay, ce que lui faisait le comte, ce que lui faisait le reste du monde. Au milieu de la plus bruyante et de la plus nombreuse société, ne sentait-elle point qu’elle resterait seule avec son cœur? Elle s’était donc résignée, sûre qu’elle était d’un douloureux tête-à-tête avec sa pensée.
À peine le comte fut-il parti que madame d’Aulnay poursuivit le projet qui avait germé dans son esprit.
– Eh bien, dit-elle, chère petite, comment le trouvez-vous?
– Qui cela? demanda Fernande, comme sortant d’un rêve.
– Mais notre futur convive.
– Je ne l’ai pas remarqué, madame.
– Comment s’écria madame d’Aulnay, vous ne l’avez pas remarqué? Mais c’est un homme charmant, vous pouvez m’en croire sur parole; d’abord, il a toutes les traditions du bon temps, et, pour nous autres femmes surtout, ce temps-là valait bien celui-ci. Puis personne au monde n’a plus de délicatesse. Je ne sais pas comment il s’y prend pour faire accepter; mais, de sa main, la plus prude prend toujours. Ce n’est plus un enfant, soit; mais au moins celui-là, quand on le tient, on ne craint plus de le perdre: ce n’est pas comme tous ces beaux jeunes gens, qui ont toujours mille excuses à présenter pour leur absence, et qui ne se donnent même pas la peine d’en chercher une pour leurs infidélités. Sans femme, sans héritier direct, pair de France, il est toujours à la veille d’entrer dans quelque combinaison ministérielle, pourvu qu’on penche vers les véritables intérêts de la monarchie… Eh bien, à quoi pensez-vous, mon bel ange? Vous me laissez parler et vous ne m’écoutez pas.
– Si fait, je vous écoute, et avec grande attention; que disiez-vous? Pardon.
Madame d’Aulnay sourit.
– Je disais, continua-t-elle, que M. le comte de Montgiroux est un de ces hommes dont la race se perd tous les jours, chère petite, et cela malheureusement pour nous autres femmes. Je dis qu’il a une grandeur de manières dont nous verrons la fin avec sa génération; je dis qu’il est un des rares grands seigneurs qui restent; je dis que, si j’avais vingt ans, je ferais tout ce que je pourrais pour plaire à un pareil homme. Mais j’ai tort de vous dire cela, à vous qui plaisez sans le vouloir.
– Mais, ma chère madame d’Aulnay, il me semble que vous me comblez aujourd’hui, dit Fernande en essayant de sourire.
– Vous doutez toujours de vous-même, chère petite, et c’est un grand tort que vous avez vis-à-vis de vous, je vous jure. Eh bien, moi, je vous offre de parier une chose.
– Laquelle?
– Double contre simple.
– Dites.
– C’est que nous rencontrerons M. de Montgiroux avant l’heure du dîner.
– Et pourquoi cela?
– Parce que vous avez produit une vive impression sur lui, parce qu’il est amoureux de vous, enfin.
Ces derniers mots percèrent le vague qui confondait toutes choses dans l’esprit de Fernande; sous une sorte de tranquillité d’esprit et de maintien, elle cachait le trouble intérieur; l’orage de la jalousie montait de son cœur à son cerveau: la résolution de ne plus revoir celui qui l’avait trompée, la nécessité d’une rupture, le désir de la vengeance même, bourdonnaient à ses oreilles, lui soufflant des projets confus, des décisions insensées. Au milieu de tout cela, une idée surgit tout à coup: Fernande, par la douleur même qu’elle éprouvait, sentait la faiblesse de son cœur. Si elle rencontrait Maurice, si Maurice, désespéré, suppliant, se jetait à ses genoux, elle pardonnerait, et, une fois qu’elle aurait pardonné, que serait-elle à ses propres yeux?… Il fallait donc rendre tout retour impossible; alors la femme qui avait aimé dans toute la pureté de son cœur se rappela qu’on avait fait d’elle une courtisane, une femme galante, une fille entretenue; un changement brusque, bizarre, inattendu, se fit dans toute sa personne, un frisson courut par tout son corps, une sueur froide passa sur son front; mais elle essuya son front avec le mouchoir dont elle avait essuyé ses larmes: elle mit sa main sur son cœur pour en comprimer les battements; puis, comme si elle sortait d’un rêve épouvantable:
– Que me disiez-vous, madame? répondit Fernande avec un sourire âcre et une voix stridente; que me disiez-vous tout à l’heure? Je n’ai pas entendu.
– Je vous disais, chère petite, reprit madame d’Aulnay, que vous avez exercé votre influence ordinaire, et que notre convive est parti amoureux de vous.