Mais bientôt un tourment plus affreux attendait Fernande. Un matin, à l’heure où Maurice avait l’habitude de venir s’assurer que son malheur était toujours le même, Maurice ne parut pas. Alors une jalousie inouïe, inconnue, dévorante, s’empara de Fernande. Maurice pouvait se consoler, Maurice pouvait oublier; elle pouvait revoir Maurice un jour, calme, spirituel, comme elle l’avait vu souvent, sans qu’à son aspect il pâlit et tremblât; c’était une chose à laquelle elle n’avait jamais songé, parce qu’elle lui avait paru impossible.
Alors ce fut au tour de Fernande, sous un long châle, sous un voile épais, d’aller errer autour de l’hôtel de la rue de Varennes, dans l’espérance d’apercevoir Maurice. Une porte cochère à demi entr’ouverte, une cour sans mouvement, un perron sans valets, une maison sans habitants, muette le jour, sombre la nuit, voilà ce qui répondit, chaque fois qu’elle l’interrogea du regard, à son impatiente curiosité, lorsqu’elle venait comme une ombre passer devant ce tombeau!
Et cependant Fernande continuait la même existence; les mêmes plaisirs apparents revenaient aux heures qui leur étaient consacrées; par une réaction terrible sur elle-même, Fernande avait la force de vivre au milieu de ses frivoles adorateurs; elle souriait courageusement à M. de Montgiroux, sa toilette dénonçait les mêmes soins. Le soir, on voyait ses chevaux gris piaffer à la porte des théâtres; le jour, on voyait sa voiture traverser rapidement les allées du Bois. À l’Opéra, elle semblait attentive à la voix des chanteurs; au Théâtre-Français elle continuait d’applaudir Célimène ou Hortense; l’encens de la flatterie formait un nuage vaporeux autour de sa tête resplendissante de jeunesse, étincelante de diamants; elle vivait enfin dans une atmosphère où la beauté, promptement étiolée, laisse un corps sans charme, une âme froide, un cœur vide, un esprit épuisé, et, pour la première fois, comprenant l’importance de la richesse, elle y attachait du prix. Fernande avait de fréquentes entrevues avec son notaire; elle achetait des terres.
Les plus ardents adorateurs de Fernande étaient Fabien de Rieulle et Léon de Vaux: seulement, Fabien, qui connaissait Fernande depuis trois ou quatre ans, affectait avec elle les airs d’un ancien amant, tandis que Léon prenait à tâche d’avoir pour elle ces mille petites prévenances qui indiquent qu’on cherche à obtenir ce que Fabien laissait croire qu’il avait obtenu. Fernande riait de tous deux; Fabien, avec sa corruption froide, avec sa séduction calculée, était pour elle une étude, tandis que Léon de Vaux, avec sa fatuité naïve, sa conviction d’élégance, son affectation de bonnes manières, n’était pour elle qu’un jouet. Elle avait bien eu l’idée que la lettre anonyme qu’elle avait reçue partait de l’un ou de l’autre, et peut-être même de tous les deux; mais rien dans leur conduite n’avait pu lui donner sur ce point la moindre certitude. En tout cas, si la lettre était de Léon de Vaux, elle n’avait en rien atteint le but qu’il se proposait. Fernande, aux yeux de tous, était restée libre; son cœur conservait trop d’amour, son âme avait acquis trop de douleurs, pour qu’elle cherchât même à attacher un sens sérieux aux paroles de galanterie dont on étourdissait ses oreilles; souvent elles les laissait passer comme si elle ne les avait pas même entendues, souvent elle y répondait par des sarcasmes; son caractère, autrefois doux et bienveillant, devenait mordant et âcre; cette haine misanthropique qu’elle avait sentie naître pour l’humanité, depuis que l’humanité la faisait souffrir, devenait chaque jour plus ardente; ses yeux désenchantés n’apercevaient plus que le côté honteux de toutes choses, elle dénaturait jusqu’aux bonnes intentions; la vérité la menait à l’injustice, parce qu’un peu de bonheur n’établissait pas l’équilibre par une indulgence indispensable ici-bas.
– Mais, cher ange, lui disait un matin madame d’Aulnay, que vous est-il donc arrivé qui vous change ainsi le caractère? Vous devenez véritablement insupportable, et l’on ne vous reconnaît plus.
– Eh! madame, dit Fernande, qui donc m’a jamais connue?
– Vous vous faites des ennemis, je vous en préviens, chère petite.
– Qu’est-ce que cela prouve? C’est que je veux enfin savoir la vérité…
– Triste avantage! On vous délaissera, si cela continue.
– Oh! pas tout à fait. Vous parliez des ennemis que je me fais; ceux-là me resteront, je l’espère.
– Votre esprit est amer, Fernande!
– Comme les plantes qui purifient, madame.
– Oh! vous avez réponse à tout, je le sais bien; mais prenez garde, personne n’est sans reproches.
– Aussi, croyez-le, je suis si sévère lorsque je me juge, que je ne me raccommode avec moi-même que lorsque je me compare.
– Tout cela est excellent pour la repartie; mais on vit dans ce monde.
– Comme vous; ou hors du monde, comme moi.
– Mais, avec un peu d’adresse, vous y eussiez été reçue, dans ce monde.
– Et même, en ajoutant à un peu d’adresse beaucoup d’hypocrisie, j’aurais pu y être considérée, n’est-ce pas?
– Mais non. Voyez-moi, par exemple; eh bien, entre nous, chère petite, tout le monde sait que le marquis de *** est mon amant.
– Oui; mais tout le monde sait aussi que M. d’Aulnay est votre mari; et puis je ne suis pas femme de lettres, moi; on me juge d’après mes œuvres.
– Et moi, d’après quoi me juge-t-on?
– D’après vos ouvrages. N’avez-vous pas vu une de vos confrères avoir trois ans de suite le prix de vertu, parce que M. de L…, chef de bureau au ministère, n’était pas assez riche pour l’entretenir?
– Ainsi nous verrons Fernande misanthrope?
– Je n’ai pas, comme vous, assez de bonheur, de calme et de considération pour jouer le rôle de Philinte.
– Croyez-moi, ma chère, le rôle qui convient à toute jeune et jolie femme est celui de Célimène.
– Prenez garde; il n’y a pas de Célimène qui, avec le temps, ne devienne une Arsinoé.
– Méchante! on ne fera jamais rien de vous?
– Je suis ce que vous m’avez faite, madame; et vous appelez cela rien? Vous êtes difficile.
– Je vous conseille de vous plaindre; vous avez un luxe effréné, un hôtel, des chevaux.