Fernande prit le breuvage et le présenta au malade sans dire une seule parole; mais son sourire était si suppliant, son regard implorait avec une expression si douce, son geste était si gracieux, que le malade, si longtemps rebelle aux ordres du docteur, but en fermant ses paupières, afin de ne pas voir disparaître le prestige de cette réalité douce et incroyable comme un songe. De cette façon il put croire que Fernande était toujours près de lui, et, bercé par cette douce pensée, il ne tarda point à s’assoupir. Aussitôt qu’elles se furent assurées de son sommeil, les trois femmes, s’éloignant sur la pointe du pied, sortirent de la chambre.
Madame de Barthèle était si heureuse du succès de cette entrevue, qu’elle témoigna d’abord sa reconnaissance à Fernande avec plus d’abandon qu’il n’entrait dans son plan de le faire; mais la baronne, comme on l’a vu, était la femme du premier mouvement, et, quand ce mouvement venait du cœur, presque toujours il la conduisait trop loin.
– Mon Dieu! madame, dit-elle en sortant, que vous êtes bonne de venir nous rendre tous à l’espoir et à la vie! Mais, vous le comprenez, vous voilà engagée à ne pas nous quitter brusquement. Vous ne le pouvez pas, vous ne le devez pas. C’est un sacrifice que vous nous faites, nous le savons, en quittant pour nous Paris et ses plaisirs; mais nos soins et nos attentions sauront vous prouver au moins que nous apprécions votre générosité.
Par égard pour la femme de Maurice, dont on eût dit sans cesse que la baronne oubliait la présence, Fernande balbutia quelques paroles. Clotilde sentit son embarras et comprit sa retenue; arrivée à la porte de la chambre destinée à l’étrangère:
– Je me joins à ma mère, madame, dit-elle; accordez-nous ce que nous vous demandons, et notre reconnaissance, croyez-le bien, sera égale au service que vous nous aurez rendu.
– Je me suis mise à vos ordres, mesdames, dit Fernande; je n’ai plus de volonté, disposez donc de moi.
– Merci, dit Clotilde en prenant avec un geste plein de grâce naïve la main de Fernande.
Mais aussitôt elle tressaillit en sentant que cette main était glacée.
– Oh! mon Dieu! madame, s’écria-t-elle, qu’avez-vous donc?
– Rien, dit Fernande, et ce n’est pas pour moi qu’il faut craindre, ce n’est pas de moi qu’il faut s’occuper. Un peu de repos et de solitude m’aura bientôt remise de quelques émotions involontaires dont je vous demande bien humblement pardon.
– Mais cela se conçoit à merveille, que vous soyez émue! s’écria madame de Barthèle avec sa légèreté ordinaire. Le pauvre enfant vous aime tant, qu’il n’y a rien d’étonnant que vous l’aimiez aussi de votre côté; d’ailleurs, il suffit de vous voir pour comprendre tout.
À ces mots, madame de Barthèle s’arrêta par une réticence involontaire, afin de ménager à la fois l’orgueil naturel de sa belle-fille et la modestie de la femme à laquelle elle faisait, par une circonstance si étrange, les honneurs de sa maison.
Pendant que la scène que nous avons racontée, toute de sentiment et de vérité, se passait dans la chambre de Maurice entre le malade et les trois femmes, une scène toute de raillerie et de mensonge se passait au salon, entre M. de Montgiroux et les deux jeunes gens.
Le pair de France, jaloux et craintif malgré lui par la seule influence de son âge et de son expérience, savait par madame d’Aulnay, son amie toute dévouée, comme nous l’avons vu, que les deux jeunes gens étaient de ceux qui se montraient les plus assidus près de sa belle maîtresse. Fernande, d’ailleurs, ne cachant rien, par la raison qu’elle n’avait rien à cacher, sortait avec eux, les recevait dans sa loge, et les traitait avec cette intimité dont les amants sont toujours jaloux, et qui, au contraire, devrait bien moins les inquiéter que la réserve. Le comte était donc bien aise de s’assurer par lui-même du degré d’intimité où MM. de Rieulle et de Vaux en étaient arrivés avec Fernande. La circonstance était favorable; il doutait tout en voulant croire, il croyait tout en voulant douter. S’il n’y a rien de plus incompréhensible que le cœur d’une jeune femme, il n’y a rien de plus facile à comprendre que le cœur d’un homme déjà vieux; la défiance et la crédulité s’y livrent un combat perpétuel pour le compte de sa vanité. Dans le milieu social où vivait M. de Montgiroux, la vanité joue un rôle si grave et si important, que bien souvent on la prend pour de l’amour, sans songer que, comme tout sentiment émané du cœur, l’amour est trop respectable pour être aussi commun qu’on le croit.
L’homme d’État, après avoir un instant réfléchi de quelle façon il entrerait en matière, par suite de ses habitudes parlementaires sans doute, commença donc l’investigation par des reproches, gourmandant d’un ton sérieux et protecteur les deux jeunes gens d’avoir introduit près de deux femmes aussi respectables que l’étaient madame de Barthèle et sa nièce, une femme sur laquelle on répandait tant de mauvais bruits, qu’on accusait d’être plus qu’inconséquente, et qui ne pouvait manquer, par sa légèreté et son ignorance des usages du monde, où sans doute elle n’avait jamais été reçue, de causer quelque scandale dans la maison où l’on avait eu l’imprudence de l’introduire.
Malheureusement, la tactique du parlementaire, excellente en toute autre occasion, devait échouer en cette circonstance par l’espèce de soupçon qu’avaient conçu les deux jeunes gens sur l’intimité secrète du comte de Montgiroux avec Fernande, et sur l’intérêt qu’il pouvait avoir, dans ce cas, de connaître la vérité. Aussi, par un rapide coup d’œil échangé entre eux, le projet fut-il arrêté de tourmenter de compte à demi l’amant émérite qui prétendait exercer despotiquement les avantages de sa position d’homme riche. Tous deux, au reste, inquiétaient M. de Montgiroux à un degré égal, Fabien de Rieulle par ses airs d’ancien amant, Léon de Vaux par ses prétentions à devenir un amant nouveau. Cependant, comme on le comprend, la guerre devait être plus vive de la part de Léon de Vaux, qui n’avait rien à ménager dans la maison de madame de Barthèle, et qui, de plus, était excité par la jalousie, que du côté de Fabien de Rieulle, qui, dans ses projets sur Clotilde, tenait à ne point se faire d’ennemis autour de la jeune femme.
Ce fut donc Léon de Vaux qui ramassa le gant et qui répondit à l’improvisation accusatrice de M. de Montgiroux.
– Permettez-moi, monsieur le comte, dit-il, se posant en défenseur de l’innocence, permettez-moi de combattre les préventions que vous avez conçues contre madame Ducoudray.
– Madame Ducoudray, madame Ducoudray! reprit M. de Montgiroux avec une impatience qu’il ne put réprimer; vous savez bien que cette personne ne se nomme pas madame Ducoudray.
– Oui, je le sais bien, reprit Léon, puisque c’est un nom de circonstance que nous lui avons donné pour cette solennelle occasion; mais, qu’elle s’appelle ou qu’elle ne s’appelle pas ainsi, il n’en est pas moins vrai que c’est une femme charmante, et que, comme toutes les femmes charmantes, on la calomnie; voilà tout.
– On calomnie, on calomnie, reprit le pair de France; et pourquoi calomnierait-on cette dame? Voyons.
– Pourquoi l’on calomnie? vous, homme politique, vous demandez cela? On calomnie parce qu’on calomnie, voilà tout. Au reste, ne connaissez-vous pas Fernande?
– Comment l’entendez-vous? demanda le pair de France.
– Mais je demande si vous ne connaissez pas Fernande comme on la connaît, comme Fabien et moi, nous la connaissons, pour avoir été chez elle, pour avoir été reçu dans sa loge, pour avoir été admis à ses soupers? Vous savez que ses soupers sont cités comme les plus amusants de Paris?