– Faites-y attention: depuis un mois qu’elle a rompu avec mon neveu, il se pourrait bien que quelque autre lui eût succédé.
– Je vous ai dit que j’allais procéder du connu à l’inconnu; attendez donc.
– C’est juste, dit Fabien; attendons.
– À Maurice, continua Léon, a succédé un personnage mystérieux et invisible qui se cache et se trahit tout à la fois. Voyons, qui cela peut-il être? L’heure dont il peut disposer est d’une heure à deux, et, pendant cette heure, la porte de Fernande est impitoyablement fermée à tout le monde. Sa voiture, qu’on voit cependant au fond de la cour, est attelée de deux alezans brûlés; sa loge à l’Opéra est un entre-colonnes: il en a cédé un jour, le vendredi. Or, voyons maintenant parmi tes amis, Fabien, parmi vos connaissances, monsieur de Montgiroux, quel est l’homme auquel ses graves occupations ne laissent qu’une heure par jour, qui ait un entre-colonnes à l’Opéra, et dont la voiture soit habituellement attelée de deux alezans.
– Mais celle de M. de Montgiroux, dit madame de Barthèle, qui entrait au salon juste au moment où cette question était faite; M. de Montgiroux a deux alezans à sa voiture.
– Tout le monde a des chevaux alezans, répondit vivement le comte, c’est la couleur la plus commune. Mais, chère baronne, puisque vous voici, dites-nous comment va Maurice?
– Miracle, mon cher comte, miracle! s’écria madame de Barthèle rayonnante de joie; madame Ducoudray a été parfaite de bonté et de convenance; décidément, c’est une femme adorable.
Un sourire passa sur les lèvres des deux jeunes gens, et un nuage assombrit le front de M. de Montgiroux.
– Oui, messieurs, adorable, c’est le mot, reprit madame de Barthèle en voyant le double effet qu’elle avait produit.
– Et qu’a-t-elle donc fait de si merveilleux? reprit le pair de France d’un ton dans lequel, malgré sa puissance sur lui-même, perçait quelque amertume.
– Ce qu’elle a fait? s’écria madame de Barthèle, ce qu’elle a fait? D’abord, mon cher comte, permettez que je respire; on ne passe pas, comme je viens de le faire, de la plus extrême douleur à la joie la plus vive; car, réjouissez-vous avec nous, mon cher comte, pourvu que madame Ducoudray reste seulement huit jours ici, le docteur répond de Maurice.
– Huit jours ici, cette femme? s’écria le comte.
– D’abord, mon cher comte, permettez-moi de vous dire que vous êtes bien sévère en appelant notre belle Fernande cette femme. Cette femme ferait envie à bien des grandes dames, je vous en réponds. Il est impossible d’avoir plus de sensibilité, plus d’élévation d’âme, plus de tact, plus d’esprit, plus de grâces que n’en a madame Ducoudray. Vous vous êtiez tous abusés sur son compte, j’en suis certaine, ou ce que l’on vous a dit sur son compte est de la calomnie. Je ne suis pas tout à fait une bourgeoise, n’est-ce pas? et j’ai la prétention de me connaître en bonnes manières. Eh bien, appelez Fernande madame de… Chanvry ou madame de… Montlignon, au lieu de l’appeler madame Ducoudray; ce sera tout aussi bien une duchesse que la veuve d’un agent de change, d’un courtier de commerce, d’un homme d’argent, enfin, à ce que vous m’avez dit, n’est-ce pas?
– C’est-à-dire que nous avions dit cela d’abord pour sauver les convenances, répondit Fabien, mais, depuis vous avez appris la vérité, Fernande n’a jamais été mariée.
– En êtes-vous bien sûr? demanda madame de Barthèle.
– Certainement; d’ailleurs, elle vous l’a dit elle-même, reprit Léon.
– Elle a peut-être des raisons pour dissimuler un mariage disproportionné, dit madame de Barthèle, qui tenait à ses idées.
– Non, madame; le seul nom que l’on connaisse à la personne dont nous parlons, est Fernande.
– Elle en a cependant un autre; Fernande est un nom de baptême: quel est son nom de famille?
– Nous l’ignorons; du moins, je parle pour Fabien et moi. Interrogez M. de Montgiroux, madame, il est peut être plus savant que nous.
– Moi? s’écria le comte, qui, n’ayant pas vu venir la botte, n’avait pas eu le temps de la parer. Comment voulez vous que je sache cela?
– Mais, dit Léon, comme on sait une chose que les autres ignorent; il n’y a jamais que la moitié d’un secret dans l’obscurité. Quand vous vous êtes trouvés face à face, Fernande et vous, vous avez eu l’air de vous connaître.
– Certainement; si c’est se connaître cependant que de se rencontrer par hasard aux Bouffes, au Bois, là où tout le monde va… Je connais madame Ducoudray de vue. Mais vous voyez bien, messieurs, que vous détournez la baronne du sujet qui doit tous nous intéresser dans ce moment-ci, de Maurice.
– Eh bien, chère baronne, comment cela s’est-il passé? reprit M. de Montgiroux, certain qu’en s’adressant au cœur de la mère la conversation allait changer à l’instant même.
– À merveille, cher comte! madame Ducoudray d’abord était plus tremblante que nous. À la porte, il a fallu que nous la poussions pour la faire entrer, pauvre femme! L’effet qu’elle a produit sur Maurice, voyez-vous, a été l’effet magique. Et puis elle a chanté… Vous qui êtes un mélomane, mon cher comte, j’aurais voulu que vous entendissiez cela.
– Comment! elle a chanté? demanda M. de Montgiroux tout étonné.
– Oui, un air de Roméo et Juliette: Ombra adorata. Il paraît que c’est un air qu’elle chantait à Maurice quand Maurice lui faisait la cour; car, en entendant cet air, le pauvre enfant revenait à l’existence, comme si les sons admirables qui sortaient de la bouche de cette sirène, lui redonnaient la vie. Ah! mon cher comte, je vous déclare que je conçois qu’un jeune homme soit amoureux fou d’une pareille femme.
– Et même un vieillard, dit Léon de Vaux, qui avait juré de ne pas laisser passer une occasion de boutonner le pair de France.
– Mais, dans tout cela, je vous l’avoue, continua madame de Barthèle, ce qui m’étonne et ce que je ne comprends pas, ce que je ne comprendrai jamais, ce sont les rigueurs de cette femme pour Maurice; deux organisations si bien faites pour s’entendre! c’est incroyable.
– Mais, demanda vivement le pair de France, Maurice a donc dit que Fernande lui avait résisté?
– Eh bien, mais, si elle ne lui avait pas résisté, il me semble qu’il ne serait pas malade de désespoir.
– Pardon, madame, reprit Léon de Vaux; mais il se pourrait qu’une rupture, au contraire, eût produit l’effet que nous déplorons.
– Une rupture! et pourquoi aurait-elle rompu avec mon fils? Où aurait-elle trouvé mieux que lui? Je vous le demande.
– Vous avez raison, madame; mais toutes les liaisons ne se font pas par le cœur; il y en a qui sont dirigées par le calcul.
– Le calcul, fi donc!… Oh! monsieur, vous ne connaissez pas madame Ducoudray, si vous pensez que le calcul… Tenez, moi, je ne l’ai vue que depuis une heure, eh bien, j’en répondrais comme de moi-même. Madame Ducoudray une femme intéressée? Jamais, monsieur, jamais.
– Enfin, ce qu’il y a de certain, madame la baronne, reprit Léon de Vaux, c’est que Maurice a été cruellement repoussé, et repoussé au moment où commençait une intimité nouvelle. Maintenant, les probabilités sont que son successeur aura exigé une rupture.