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– Dans l’intérêt de la santé de Maurice? dit madame de Neuilly, tandis que Fabien rassurait par un coup d’œil madame de Barthèle et Clotilde, inquiètes de la tournure que prenait la conversation; est-ce que madame Ducoudray est la femme de quelque homéopathe? On assure que les femmes de ces messieurs exercent la médecine de compte à demi avec leurs maris.

– Non, madame, dit Fabien; madame Ducoudray est tout bonnement une somnambule.

– Vrai? s’écria madame de Neuilly enchantée. Oh! comme c’est heureux; j’ai toujours eu le plus grand désir d’être mise en rapport avec une somnambule. M. de Neuilly, qui avait beaucoup connu le fameux M. de Puységur, pratiquait quelque peu de magnétisme, et prétendait toujours que j’avais beaucoup de fluide. Mais, dites-moi donc, il faut que ce soit une somnambule fort à la mode, pour avoir des chevaux et une voiture comme celle que j’ai vus: est-ce que ce serait la fameuse mademoiselle Pigeaire, qui aurait épousé?… Faites-y attention, baronne: dans les maladies inflammatoires les nerfs jouent un grand rôle et le magnétisme excite effroyablement les nerfs. Je vous demande donc, pour votre sécurité à vous, ma chère baronne, encore plus que pour ma curiosité à moi, à être là quand on opérera sur Maurice.

Stupéfaits de la manière brusque avec laquelle un nouveau mensonge venait, en s’établissant avec l’apparence de la vérité, de compliquer encore la situation, tous les personnages de cette scène restaient muets en s’entre-regardant, lorsque Fabien, qui tirait parti de tout, s’adressant à Clotilde:

– Madame, dit-il, voulez-vous bien me conduire près de la somnambule? C’est une personne fort susceptible, comme toutes les personnes nerveuses, et je craindrais que si elle n’était pas prévenue d’avance de l’honneur que lui ménage madame de Neuilly, elle ne le reçût pas comme elle doit le recevoir.

Madame de Barthèle respira, car elle comprit le projet du jeune homme.

– Oui, oui, Clotilde, dit-elle, tenez le bras de monsieur de Rieulle, et conduisez-le près de notre aimable hôtesse; j’espère que, par son influence, il la décidera à descendre déjeuner avec nous, quoiqu’il y ait un convive de plus. Allez, Clotilde, allez.

Clotilde prit en tremblant le bras de Fabien; mais, comme ils s’avançaient vers la porte du salon, cette porte s’ouvrit, et Fernande parut.

E n l’apercevant, madame de Neuilly poussa un cri d’étonnement, et ce cri retentit dans le cœur de tous les assistants pour y causer cette crainte vague qui accompagne la première phase d’un événement nouveau et inattendu.

CHAPITRE XII

À la terreur qu’avait causée le cri de madame de Neuilly, succéda bientôt la plus grande surprise lorsqu’on vit le hautain champion des traditions aristocratiques, les bras ouverts et le visage riant, s’avancer au-devant de Fernande, et qu’on l’entendit s’écrier:

– Comment! c’est toi, chère amie! Eh! mon Dieu! est-ce bien toi que je retrouve?

Aussi les spectateurs, muets d’étonnement, n’osèrent-ils interrompre les manifestations de tendresse que prodiguait à Fernande une des femmes les plus orgueilleuses du faubourg Saint-Germain, et, témoin inquiet de la reconnaissance, chacun dut attendre une explication sans oser la demander.

Quant à Fernande, comme si aucune émotion nouvelle ne pouvait trouver place en son âme, après les émotions terribles qu’elle venait d’éprouver, elle se laissa embrasser sans témoigner d’autre impression que celle d’une agréable surprise. C’était juste ce que les lois du savoir-vivre et de la politesse exigeaient. Cependant Fabien, qui était le plus rapproché d’elle, crut s’apercevoir qu’elle pâlissait légèrement.

– Mon Dieu! que je suis heureuse, continua la noble veuve, de te revoir ainsi, après cinq années de séparation, encore plus jeune et plus belle, je crois, que le jour où nous nous quittâmes!

– Qu’es-tu devenue, ma pauvre Fernande? Moi, j’ai été mariée et je suis veuve. J’avais épousé M. de Neuilly, un vieillard; ce n’était pas une spéculation, Dieu merci! car tout son bien était placé en rentes viagères; mais tu sais comme je suis bonne, j’ai vu un dévouement à accomplir, et je l’ai réclamé. Au reste, homme de bonne maison, et, comme je le disais encore tout à l’heure, un vrai de Neuilly, preuves en main: podagre, goutteux, avare, j’en conviens, mais trente-deux quartiers, et d’Harcourt par les femmes.

Tout en énumérant les griefs et les avantages de sa position, la prude examinait avec empressement, et avec un regard d’envie encore plus que de curiosité, la beauté gracieuse, l’air de distinction et l’élégance de son ancienne amie; puis, s’adressant à madame de Barthèle:

– Pardon, chère cousine, continua-t-elle, mais je ne puis vous exprimer la joie que je ressens à voir aujourd’hui une de mes plus chères compagnes de Saint-Denis.

– De Saint-Denis? répétèrent avec surprise tous les personnages présents à cette scène.

– Oui, oui, de Saint-Denis; vous l’ignoriez, je le vois, poursuivit madame de Neuilly. Eh bien, sachez que nous avons été élevées ensemble, toujours dans les mêmes classes; que Fernande et moi nous ne nous quittions pas. C’est la fille d’un brave général mort sur le champ de bataille pendant la campagne de 1823, devant Cadix, sous les yeux de monseigneur le duc d’Angoulême; qui lui promit de veiller sur son enfant, sur sa fille unique. Là-bas, nous savions toute cette histoire que vous paraissez tous ignorer ici. Permettez donc que ce soit moi qui vous présente mademoiselle de…

– Arrêtez, madame, s’écria Fernande. Au nom du ciel, ne prononcez pas le nom de mon père.

Il y avait un tel accent de prière dans ces paroles échappées au cœur de la jeune femme, que madame de Neuilly s’arrêta.

Jusque-là Fernande, comme on l’a vu, avait gardé le silence. Son maintien annonçait même plus de résignation que d’embarras, plus de honte que de crainte; ses yeux baissés avaient évité tous les regards, et sa dignité naturelle semblait s’accroître à mesure que cette singulière rencontre amenait la révélation d’un secret qui tournait à son avantage. Mais au moment où le nom de son père avait été sur le point d’être prononcé, par un geste aussi rapide que la pensée, par un cri presque involontaire, par un mouvement de profond effroi, elle avait suspendu ce nom aux lèvres de madame de Neuilly, qui effectivement, à la prière de Fernande, s’était arrêtée.

– Eh! pourquoi cela, ma chère, dit la veuve, et quel motif vous force à garder l’incognito comme une reine en voyage? Mais c’est un fort beau nom que le vôtre, et je dirai comme ce roi de Macédoine: Si je ne me nommais pas Alexandre, je voudrais me nommer…

– Madame, dit Fernande, je vous ai suppliée et je vous supplie encore de vous arrêter; vous ne pouvez savoir quels motifs puissants me font désirer que mon nom de jeune fille reste inconnu.

– Vous avez raison, dit madame de Neuilly; je ne puis pas deviner une pareille fantaisie, et je ne comprendrai jamais que la fille du marquis de Mormant…

Fernande jeta un cri de douleur profonde. La honte passa sur son visage comme le reflet d’une flamme ardente; puis la pâleur lui succéda, des larmes mouillèrent ses paupières et ruisselèrent sur ses joues; des sanglots gonflèrent sa poitrine et s’échappèrent en gémissements étouffés. Enfin, avec cette douleur de l’âme plus forte que l’usage du monde, elle courba la tête, et, ouvrant ses bras comme pour indiquer la résignation devant l’impuissance de sa volonté, elle répondit: