– Vous m’avez fait bien du mal, madame. J’aurais désiré que le nom de mon père ne fût pas prononcé.
– Mais alors il fallait me dire pour quel motif tu désirais que je gardasse le silence.
– C’est que nous ne sommes plus aux jours de notre enfance, madame, répondit Fernande avec un accès de mélancolie profonde; c’est que nous ne sommes plus dans cette maison de paix et d’amitié où la pauvre orpheline fut si heureuse.
– Je crois bien que tu étais heureuse! tu étais la plus savante, la plus fêtée et la plus belle de nous toutes.
– Funestes avantages! dit Fernande en relevant la tête et en fixant un regard sévère et triste sur les trois hommes qui, en proie au plus profond étonnement, assistaient à cette étrange scène sans dire un seul mot.
– Aussi nous te prédisions un beau mariage, continua la noble veuve, et je vois que notre prédiction s’est accomplie. Une voiture élégante, car c’est à toi sans doute la voiture que j’avais remarquée en entrant dans la cour, de beaux chevaux de luxe, un train de maison; mais il est donc riche, ce M. Duponderay, Dufonderay? Comment appelles-tu ton mari?
– Ducoudray, dit tristement Fernande, en femme qui se résigne à mentir.
– Ducoudray! répéta madame de Neuilly. Ah çà! j’espère qu’il n’y a rien de substitué dans sa fortune, lui; pas de rentes viagères? Ah! c’est que c’est affreux, vois-tu, chère amie, surtout quand on a pris des habitudes de luxe; un malheur arrive, et puis plus d’hôtel, plus de voiture, plus de chevaux. Mais ce que je ne comprends point, pardon de revenir encore là-dessus, c’est de ne point se parer du nom de son père quand il est beau; il y a donc des raisons? Ah! j’y suis, pauvre petite, tu as fait un mariage d’argent? Encore une victime! ton mari est un enrichi, un homme de banque? Ah! malheureuse! je comprends tout maintenant.
Puis, à l’indécision des physionomies, voyant qu’elle n’avait pas encore rencontré juste, elle reprit:
– Ce n’est pas cela, non. Ah! maintenant je devine; c’est à cause du somnambulisme. M. Ducoudray est comme M. Puységur, un magnétiseur. Eh bien, je préfère le magnétisme à la banque. Et il te force à le seconder dans son charlatanisme? Ah! véritablement les hommes sont infâmes! Il te fait lire les yeux bandés comme mademoiselle Pigeaire? Il te fait voir l’heure aux montres des autres? Dans quel temps vivons-nous, mon Dieu! M. de Neuilly avait placé tout son bien en viager, c’est vrai, mais il n’aurait pas forcé mademoiselle de Pommereuse, une fille d’ancienne noblesse, à devenir somnambule, à voir ce qui se passe dans l’intérieur du corps humain, à guérir des malades; c’est une indignité, et il y a là matière à séparation. Il faut plaider, ma petite. Tiens, je me connais en procès, moi; j’en ai soutenu un de trois ans contre les héritiers de M. de Neuilly. Je t’aiderai de mes conseils, je te soutiendrai de mon crédit: puis, lorsque nous aurons envoyé cet abominable M. Ducoudray magnétiser tout seul, je te réhabiliterai dans le monde, je te présenterai comme la fille du marquis de Mormant; et sois tranquille, sous mon patronage, toutes les portes se rouvriront devant toi. N’est-ce pas, monsieur de Montgiroux? n’est-ce pas, monsieur de Rieulle?… n’est ce pas, monsieur… Mais qu’avez-vous donc tous? qu’est-ce que signifient ces visages consternés? Y a-t-il donc encore autre chose?
En effet, on doit comprendre quelle inquiétude agitait tous les membres du conciliabule devant ce nouveau flux de paroles. D’abord Fernande était restée stupéfaite devant la nouvelle position que lui assignait son ancienne amie. Elle avait jeté les yeux sur madame de Barthèle, et elle avait vu celle-ci les mains jointes et dans la posture d’une suppliante. Alors elle avait compris qu’on avait eu recours à quelque subterfuge pour colorer vis-à-vis de madame de Neuilly son introduction dans la famille; elle eut alors pitié de la duplicité à laquelle parfois sont forcés de s’abaisser les gens du monde; elle étouffa un soupir, et le souvenir de Maurice lui rendant son courage prêt à l’abandonner:
– On ignorait le nom de mon père, dit-elle, c’est un secret qu’il était de mon devoir de garder; vous l’avez divulgué, madame, je ne vous en veux pas, et croyez bien que, dans le bonheur que j’éprouve à vous revoir, je vous pardonne tout le mal que vous m’avez fait.
– Ah! dit madame de Neuilly, blessée de la réponse de Fernande, ce n’était pas ce froid accueil, cette réserve dédaigneuse que j’avais droit d’attendre d’une amie de dix ans.
– Il n’y a ni froideur ni dédain dans ma conduite, madame, croyez-le bien, reprit Fernande d’un ton humble et doux, et madame de Barthèle que voici, et à qui vous pouvez vous fier, je l’espère, sous le rapport des convenances, vous dira que je ne puis ni ne dois me comporter vis-à-vis de vous autrement que je le fais.
– Je dirai, ma chère Fernande, s’écria la baronne emportée par la reconnaissance qu’elle éprouvait par la conduite digne et dévouée de la jeune femme, je dirai que vous êtes une des plus nobles et des plus charmantes créatures que j’aie jamais vues; voilà ce que je dirai.
– Mais, en ce cas, reprit madame de Neuilly, pourquoi ne pas me dire tout de suite, comme je l’ai fait moi-même: «Voilà qui je suis, voilà ce que j’ai fait!»
En ce moment, heureusement pour Fernande qui, attaquée directement et poussée à bout, ne savait plus que répondre, la cloche du déjeuner retentit. Madame de Barthèle saisit avec empressement cette occasion de rompre l’entretien.
– Vous entendez, mesdames? dit-elle, on sonne le déjeuner; à plus tard les confidences, vous aurez toute la journée pour cela.
Puis, comme en ce moment le valet entrait annonçant qu’on était servi:
– Monsieur de Vaux, dit-elle, conduisez madame Ducoudray; monsieur de Montgiroux, donnez le bras à madame de Neuilly.
Quant à Fabien, il s’était déjà emparé du bras de Clotilde.
On passa dans la salle à manger.
Comme il y avait quatre femmes et trois hommes, deux femmes devaient être placées à côté l’une de l’autre. Madame de Barthèle fit asseoir Fernande à sa droite.
M. de Montgiroux se plaça à sa gauche. De l’autre côté de Fernande s’assit Léon de Vaux, puis madame de Neuilly en face de la baronne; puis, à la droite de madame de Neuilly, Fabien de Rieulle, et enfin Clotilde, qui se trouva ainsi entre Fabien et M. de Montgiroux.
Le secret de la naissance de Fernande, que l’on venait d’apprendre, grâce à l’indiscrétion de madame de Neuilly, préoccupait fort tout le monde, et surtout la baronne. Madame de Barthèle ne cessait de se féliciter intérieurement sur sa pénétration, qui lui avait fait reconnaître presque du premier coup d’œil, dans Fernande, toutes les habitudes d’une femme de qualité; aussi se mit-elle à lui faire les honneurs de la table avec une politesse affectée. Madame de Neuilly devait s’y méprendre, et c’était là pour madame de Barthèle un point important.
– Ah! c’est une fille de noblesse, pensait madame de Barthèle; eh bien, il était impossible qu’il en fût autrement, et sans doute mon fils, en s’attachant comme il l’a fait à elle, ne l’ignorait pas; tout serait pour le mieux si madame de Neuilly n’était point là. Envieuse et méchante, cette femme a véritablement un mauvais génie qui la pousse partout où l’on ne voudrait pas la voir.