Ce secret n’avait pas, comme on le devine bien, produit une moindre impression sur M. de Montgiroux que sur la baronne: depuis deux heures, Fernande lui était apparue sous un jour si nouveau, qu’il voyait surgir en elle mille qualités qu’il n’y avait point encore découvertes; il lui était démontré que Léon de Vaux soupirait inutilement; il commençait à croire que Fabien n’avait jamais eu aucun droit sur elle; enfin la douleur de Maurice lui faisait douter que Maurice eût jamais été son amant. Puis, notre orgueil nous souffle toujours à l’oreille que l’on fait pour nous plus que l’on n’a fait pour les autres. À la suite de cette douce caresse de son amour-propre, de cette séduisante flatterie de sa vanité, une idée incertaine, vague, indécise, se présentait à l’esprit de M. de Montgiroux, idée folle, idée à laquelle cependant il revenait sans cesse malgré lui, celle de s’attacher sa jolie maîtresse par des liens plus sacrés. Il avait sur ce point, et dans le cas où il voudrait les invoquer, bien des antécédents pour faire excuser son entraînement, même à la chambre haute. Toutes ces idées avaient quelque chose de doux à l’imagination blasée du pair de France, et dans son for intérieur, il se sentait rajeunir; comme la lampe qui va s’éteindre, M. de Montgiroux était prêt à jeter une dernière lueur, à briller d’un dernier éclat.
Léon, de son côté, loin de renoncer désormais à ses espérances à l’égard de Fernande, n’avait fait que concevoir un désir plus vif d’atteindre au but qu’il poursuivait depuis trois mois; une nuance de sentiment venait, en effet, se mêler désormais à ses désirs: le mystère dont Fernande s’était entourée devant tout le monde, lui prouvait qu’elle tenait à ménager sa famille, et cette pudeur qu’un cœur délicat eût respectée, lui devenait un moyen de triompher de sa résistance en l’effrayant, s’il ne pouvait y parvenir d’une manière plus digne.
Quant à Fabien, tout entier en apparence à son amour pour Clotilde, il semblait indifférent à tout ce qui n’était pas en rapport direct avec elle, et celle-ci, de son côté, sans se rendre compte du sentiment qu’elle éprouvait, écoutait Fabien avec un vague plaisir. On ne craignait plus pour les jours de Maurice, le cœur de la jeune femme s’ouvrait à l’espérance ou à un sentiment qui lui donnait le change, et c’était la voix de Fabien, c’étaient ses regards, c’étaient ses prévenances qui répondaient aux douces émotions qu’elle éprouvait, et même qui les causaient peut-être.
Madame de Neuilly, sous l’influence de la jalousie secrète qu’elle ressentait toujours pour quiconque l’emportait sur elle, soit en beauté, soit en fortune, soit en grâce, c’est-à-dire pour le plus grand nombre, cherchait à s’expliquer quel intérêt son ancienne compagne avait à cacher le nom de son père, et pourquoi elle avait témoigné une douleur si vive en voyant ce nom révélé; elle ne concevait pas bien comment une femme qui paraissait avoir le train et le luxe d’une grande fortune, comment une femme qui paraissait tenir un rang distingué dans le monde, et que d’ailleurs sa beauté, ses talents et son esprit rendaient si remarquable, se trouvait dans cette maison sans être connue, ou du moins comme une somnambule, près d’un jeune malade, entre la mère et la femme de ce jeune malade: tout cela lui semblait couvrir un secret, voiler une intrigue; elle avait donc résolu de ne pas quitter la maison sans être arrivée à pénétrer ce mystère.
Une grande force d’âme pouvait seule soutenir Fernande dans la position où elle était placée; mais elle en était venue, en surmontant successivement les émotions différentes qu’elle avait éprouvées depuis le matin, à une telle puissance sur elle-même, que ni son regard, ni son maintien, ni l’accent de sa voix ne trahissaient le trouble qui l’agitait intérieurement. Blessée dans son orgueil le plus secret et le plus intime par la découverte de la haute position dont elle était déchue, mais soutenue par un sentiment plus fort que l’égoïsme, elle comprimait toutes ses impressions, et elle finissait, en quelque sorte, par éprouver la tranquillité, l’indifférence qu’elle affectait. Libre ainsi de ses affections personnelles, tout entières sacrifiées aux autres, son regard profond et investigateur planait sur tout le monde, et, de temps en temps, plongeait jusqu’au fond des cœurs qu’elle avait intérêt à connaître. Ainsi, rien ne lui échappait; ni l’adresse de Fabien, ni l’amour naissant de Clotilde, ni les nouveaux sentiments de Léon, ni la vieille jalousie de madame de Neuilly, ni les combats du comte, ni le bonheur maternel de madame de Barthèle; elle attendait donc les événements non-seulement avec une grande liberté d’esprit, mais encore avec une grande supériorité de position; elle avait fait le sacrifice de sa personnalité, elle s’était dévouée.
Au milieu de ces préoccupations diverses, une conversation générale devenait difficile, et cependant chacun en sentait le besoin pour voiler ses propres sentiments; il en résulta qu’après un moment de silence et de contrainte, ceux qui étaient les plus intéressés à se ménager des aparté à voix basse, s’accrochèrent aux premiers mots qui furent dits, et, avec un air d’insouciance plus ou moins bien jouée, poussèrent la conversation vers ces généralités auxquelles tout le monde peut prendre part; ce fut, au reste, madame de Neuilly qui donna l’essor à la pensée en lui donnant un point de départ.
– J’espère, ma chère Fernande, dit-elle, que ton temps n’est pas tellement pris par les séances magnétiques, qu’il ne te reste pas quelque loisir pour t’occuper de peinture: tu avais, à Saint-Denis, de si admirables dispositions, je me le rappelle, que notre maître de dessin disait toujours qu’il voudrait que tu perdisses ta fortune, pour que tu fusses forcée de te faire artiste.
– Comment! s’écria la baronne, madame peint?
– Mais oui, dit Léon, madame est tout bonnement de première force.
– Vraiment? dit Clotilde pour dire quelque chose.
– C’est-à-dire que si madame exposait, reprit Léon, elle ferait émeute au salon.
– Est-ce vrai ce que dit là M. de Vaux? demanda madame de Neuilly, et es-tu véritablement devenue une madame Le Brun?
– Si elle voyait ce que je fais, dit Fernande en souriant, madame Le Brun, je crois, mépriserait fort mes ouvrages.
– Pourquoi cela? demanda la baronne de Barthèle; j’ai connu madame Le Brun, et c’était une femme de beaucoup d’esprit.
– Justement, madame la baronne, dit Fernande, voilà ce qui fait que nous ne nous entendrions pas; à tort ou à raison, je déteste l’esprit dans l’art.
– Et qu’y cherchez-vous, madame? demanda M. de Montgiroux.
– Le sentiment, monsieur le comte, voilà tout, répondit Fernande.
– Et quel est votre maître? reprit madame de Barthèle.
– La nature pour la forme, ma propre pensée pour l’expression.
– Ce qui veut dire que madame appartient à l’école romantique, dit Fabien avec un sourire légèrement railleur.
– Je ne sais pas trop ce que l’on entend par les écoles classique et romantique, monsieur, répondit Fernande; si le peu que je vaux méritait qu’on me classât parmi les adeptes d’une école quelconque, je dirais que j’appartiens à l’école idéaliste.
– Qu’est-ce que cette école? demanda madame de Neuilly.
– Celle des peintres qui ont précédé Raphaël.
– Oh! mon Dieu! que nous dis-tu donc là, chère Fernande? est-ce qu’avant Raphaël, il y avait des peintres?
– Avez-vous visité l’Italie, madame? reprit Fernande.