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– Eh bien, madame, répondit le comte en souriant, je manquerai à ma promesse; et lorsqu’ils sauront la cause qui m’a retenu loin d’eux, ils me pardonneront.

– Oh! monsieur, dit Léon, qui semblait avoir pris à tâche de harceler éternellement le pauvre pair de France, pourquoi donc priver vos collègues de vos lumières dans une circonstance où elles peuvent leur être si utiles?

– C’est une réunion préparatoire.

– Les affaires de l’État avant tout, monsieur le comte; n’est-ce pas, madame la baronne? Diable! il ne faut pas badiner avec les lois.

– Il veut m’éloigner, se dit le comte; c’est bien.

– Oh! quant à cela, dit madame de Barthèle, voulez-vous que je vous dise une chose? C’est que je suis convaincue que les lois se font toutes seules, et que celle-là n’en sera ni meilleure ni pire pour être venue au monde en l’absence de M. de Montgiroux.

À ces mots, madame de Barthèle se leva, car il était convenu qu’on irait prendre le café au jardin. Chacun imita son exemple. Au milieu du mouvement, le comte de Montgiroux trouva moyen de se rapprocher de Fernande et de lui dire sans être entendu:

– Vous comprenez que c’est pour vous que je reste, et qu’il faut absolument que je vous parle.

Fernande allait répondre, lorsqu’un cri de joie poussé par madame de Barthèle la força de se retourner.

Maurice, pâle et chancelant, enveloppé dans une large robe de chambre, venait, profitant de l’absence du docteur, d’apparaître sur le seuil de la salle à manger.

Il s’arrêta immobile, en reconnaissant les différents personnages qu’il trouvait réunis.

CHAPITRE XIII

La crise prévue par le docteur s’était heureusement opérée; Maurice avait dormi près de trois heures. Pendant ce sommeil calme et tranquille, dont le malade semblait avoir perdu l’habitude, le sang avait reflué de la tête au cœur, Maurice s’était réveillé en cherchant à débrouiller ses idées encore obscures et confuses dans son cerveau. Enfin, le souvenir de Fernande vint comme un fil conducteur le guider dans le labyrinthe fiévreux du passé. Il se rappela vaguement avoir vu tout à coup apparaître Fernande, l’avoir entendue chanter son air favori; puis il revit près de lui et autour de lui ces trois femmes, qu’aucune combinaison humaine ne semblait jamais devoir réunir. C’était là que le délire semblait le reprendre; c’était là que pour lui la réalité tournait au rêve. Fernande, madame de Barthèle et Clotilde, au chevet de son lit toutes trois, c’était chose impossible.

Et cependant jamais songe n’avait laissé dans son esprit trace si profonde. Le piano était encore ouvert, et la voix vibrait encore à son oreille. Le parfum de violette si doux qui accompagnait toujours Fernande, flottait encore dans l’air. Puis, plus que tout cela, ce calme répandu dans toute sa personne, ce bien-être inouï dont le cœur semblait être le centre, tout lui disait que ce n’était point une apparition qu’il avait vue.

Maurice étendit la main vers le cordon de la sonnette pour appeler quelqu’un; mais il pensa qu’on pouvait avoir intérêt à le tromper, et que dans ce cas la leçon aurait été faite aux domestiques. D’ailleurs, ce mouvement qu’il venait de faire, si léger qu’il fût, lui avait donné la mesure de ses forces. Il lui semblait, chose qu’il eût crue impossible avant le sommeil réparateur d’où il sortait, qu’il pourrait se tenir debout et marcher. Il essaya alors de descendre de son lit: d’abord il lui sembla que la terre se dérobait sous ses pieds et que tout tournait autour de lui; mais après un instant il reprit un peu d’équilibre, et quoique bien faible, il comprit qu’il pourrait descendre. C’était pour le moment l’objet de toute son ambition.

Toutefois, les habitudes coquettes de l’homme du monde prirent le pas sur la passion. Maurice se traîna jusqu’à sa toilette. Il ne s’était pas vu depuis qu’il s’était mis au lit, et se trouva affreusement changé; mais cependant, au milieu de tout cela, ses yeux, agrandis par la maigreur, n’en étaient que plus expressifs. Avec un coup de brosse, ses cheveux reprirent leur élégante ondulation; ses dents étaient toujours magnifiques; sa pâleur même n’était pas sans charme ni surtout sans intérêt. Bref, Maurice demeura bien convaincu qu’il ne perdrait rien dans l’esprit de Fernande à être vu par elle en ce moment.

Alors, avec une peine infinie, en s’arrêtant à chaque pas, en se reposant à chaque marche, il avait commencé de descendre, soutenu par l’idée qu’il allait, au coin de quelque corridor, sur le seuil de quelque porte, rencontrer Fernande. Bientôt, en arrivant près de la salle à manger, il avait entendu le bruit des voix. Alors son espoir avait disparu. Fernande était une apparition de sa fièvre, un rêve de son délire. Comment supposer Fernande à la même table que Clotilde et madame de Barthèle? Cependant, en écoutant, il lui semblait entendre sa voix, cette voix au timbre si doux et si vibrant à la fois. Il s’était approché; cette voix, c’était bien la voix de Fernande. Alors, perdant toute puissance sur lui-même, sans plus rien calculer, il avait saisi le bouton de la porte et l’avait ouverte.

Au cri poussé par madame de Barthèle, Maurice sentit tout à coup se réveiller en lui le sentiment des convenances. Du premier coup d’œil, il avait aperçu Fernande; mais autour d’elle, réunion impossible dans sa pensée, il reconnaissait sa mère, sa femme, M. de Montgiroux, madame de Neuilly et les deux jeunes gens. À cette vue, Maurice fut intimidé; une sorte de confusion secrète qui venait du désordre de ses idées, paralysa l’effort qu’il avait fait pour venir. Comme un enfant pris en faute, il eut recours au mensonge, cherchant ainsi à se tromper lui-même, afin de pouvoir plus sûrement tromper les autres.

– Mon Dieu! s’écria madame de Barthèle, c’est toi, Maurice! Quelle imprudence!

Et la première elle fut près de Maurice, à qui elle offrit son bras.

– Ne vous inquiétez pas, ma mère, dit le malade; je suis mieux, j’ai des forces, j’ai dormi; seulement j’avais besoin d’air.

Et en parlant ainsi il interrogeait du regard le regard de chaque personnage.

Une des facultés les plus merveilleuses de l’intelligence humaine, c’est l’intuition, ce sens interne, libre de toute influence des sens extérieurs, qui exerce sur nos passions un empire magique, cette espèce de divination qui sonde la pensée des autres, et qui, dans certaines conditions physiques et morales, devient plus haute et plus intelligente. Or, Maurice était dans une de ces conditions. Son âme venait de se ranimer dans son enveloppe affaiblie: pure et dégagée des nuages de la matière, elle semblait investir l’être tout entier et régner sans partage. L’âme de Maurice fit donc, avec la promptitude ordinaire de ses perceptions les plus profondes, la part de tout et de tous.

Dans les yeux de sa mère Maurice vit se presser, pour ainsi dire, tous les élans réunis d’un amour qui n’a point d’analogue dans la série des sentiments humains. Dans ceux de sa femme il reconnut, mêlée d’un certain trouble, la preuve d’une affection sincère; dans ceux de Fernande il saisit le jet de cette volupté céleste qui étincelle de l’éclat inimitable des facettes du diamant. C’était tout ce qu’il voulait; que lui importaient les autres? Avait-il besoin de savoir ce qui se passait dans l’âme envieuse de madame de Neuilly, dans le cœur froid du comte de Montgiroux et dans les têtes folles de Fabien et de Léon?

Heureusement, comme il n’y avait là personne qui n’eût au fond du cœur l’égoïsme de ses intérêts individuels, le conflit d’une explication n’était donc pas à craindre, et chacun devait gagner à se tenir sur le qui-vive de la prudence et de la discrétion.