– Eh bien, reprit la douairière, ce n’est pas une raison, ce me semble, pour priver ces messieurs d’une explication dont ils doivent être aussi curieux que vous.
– Si fait, si fait, cousine, reprit madame de Neuilly en s’emparant plus que jamais de Fernande. Nous avons, d’ailleurs, des souvenirs d’enfance, des secrets de pension à nous rappeler; deux bonnes amies comme nous ne se retrouvent pas après six années de séparation sans avoir une foule de confidences à se faire.
Madame de Neuilly et Fernande amies de pension! Fernande avait donc été élevée à Saint-Denis, et, si elle avait été élevée à Saint-Denis, elle était donc issue d’une famille noble par ses ancêtres ou illustrée par son chef? Jusqu’à ce jour Maurice n’avait donc pas connu Fernande?
Si lentement que l’on eût marché, on avait cependant gagné du chemin, et, au détour d’une allée, on aperçut Clotilde qui attendait les promeneurs près du massif où l’on devait servir le café. C’était encore une de ces haltes où la conversation particulière devenait forcément générale.
On se réunit sous la voûte de verdure où une table était préparée; des chaises et un fauteuil étaient déjà placés auprès de cette table. Le docteur et madame de Barthèle forcèrent Maurice à s’asseoir dans le fauteuil; puis chacun, sans être maître de choisir sa place, s’avança vers la place qui se trouvait la plus rapprochée de lui.
Il en résulta que cette fois ce fut le hasard qui disposa les groupes, et que tout ordre se trouva interverti. Léon fut séparé de Fernande, Fabien se trouva près de madame de Neuilly, Maurice se trouva entre sa mère et le docteur; le comte fut forcé de s’asseoir près de madame de Barthèle, et une chaise resta vide entre M. de Montgiroux et Fernande.
Clotilde, occupée à faire signe aux domestiques d’apporter le café, était encore debout. Elle se retourna et vit la place qui lui était réservée. Fernande s’était déjà aperçue de cette étrange disposition, et, pâle et tremblante, elle était prête à se lever et à prier l’un de ces messieurs de changer de place avec elle; mais elle comprenait que c’était chose impossible. Clotilde s’aperçut de son embarras, et s’empressa de l’en tirer en venant s’asseoir près d’elle.
Maurice vit donc en face de lui, côte à côte et se touchant, Clotilde et Fernande. Rapprochées ainsi, il était impossible que les deux jeunes femmes échappassent à la nécessité de s’occuper l’une de l’autre; leur embarras réciproque fut remarqué de Maurice, et son œil étonné s’arrêta un instant sur elles avec une expression de doute et d’étonnement impossible à rendre.
– Elle ici! Fernande à Fontenay! Fernande accueillie par Clotilde et par ma mère! se disait-il; Fernande sous le nom de madame Ducoudray; Fernande amie de madame de Neuilly, sa compagne de pension à Saint-Denis et passant pour une somnambule! A-t-elle donc su que je voulais mourir? a-t-elle donc voulu me ranimer sous l’influence de sa pitié? et, pour arriver jusqu’à moi, a-t-elle eu recours à l’adresse? Qu’y a-t-il de vrai, qu’y a-t-il de faux dans tout cela? Où est le mensonge, où est la réalité? Pourquoi ce nom qu’on lui donne et qui n’est pas son nom? À qui demander l’explication de cette énigme? comment ce songe si doux est-il venu? comment s’en ira-t-il? En attendant, Fernande est là; je la vois, je l’entends. Merci, mon Dieu! merci.
Évidemment le malade était en voie de guérison, puisqu’il en était venu à soumettre sa pensée, tout incertaine qu’elle était, aux lois de la logique. Le docteur admirait ces ressources inouïes de la jeunesse, qui font qu’il y a un âge de la vie où la science ne doit s’étonner de rien. Il suivait le sang qui commençait à reparaître sur la transparence de la peau, et qui colorait déjà d’un reflet de vie les chairs blafardes et les traits de la veille, encore bouleversés et pâlis comme si la mort les eût déjà touchés du doigt. Puis, d’un coup d’œil, d’un signe de tête, d’un sourire, il rassurait sa mère, toujours attentive aux mouvements de son fils. Au reste, tout semblait célébrer la convalescence de Maurice: la nature, si belle dans les premiers jours de mai, renaissait avec lui; l’air était calme, le ciel pur, le soleil dorait de ses derniers rayons la cime des grands arbres, frissonnant à peine sous la brise. Les deux cygnes se poursuivaient l’un l’autre sur la pièce d’eau, qui semblait un vaste miroir. Tout était harmonie dans la nature, tout soufflait la vie au dedans de Maurice. Jamais il n’avait éprouvé cet étrange bien-être dont peuvent seuls avoir l’idée ceux qui, après s’être évanouis, rouvrent les yeux et reviennent à l’existence.
Et cependant, une de ces conversations si étrangère à la vie du cœur allait flottant d’un groupe à l’autre, renvoyée par un mot, relevée par une plaisanterie, et ramenée, lorsqu’elle était prête à mourir, par une de ces oiseuses questions qui fournissent le texte insaisissable de cet éternel jargon du monde.
Au milieu de ce babillage frivole en apparence, il y avait quelques paroles que Maurice semblait vouloir absorber du regard, ne pouvant pas les saisir avec l’oreille. C’étaient celles qu’échangeaient entre elles les deux jeunes femmes, les deux rivales, Fernande et Clotilde; Clotilde, contrainte d’être polie et gracieuse; Fernande, forcée de répondre aux prévenances de Clotilde; l’épouse détaillant malgré elle tous les avantages de la courtisane, et, à mesure qu’elle reconnaissait la supériorité de celle-ci sur elle, songeant malgré elle à Fabien; la courtisane retrouvant sur le front de l’épouse cette candeur dont elle avait oublié le secret; toutes deux déguisant les sentiments pénibles que ce rapprochement forcé faisait naître dans leur cœur, et cependant ne pouvant échapper à une même pensée, à une préoccupation unique, qui, malgré les efforts que chacune de son côté faisait pour la vaincre, renaissait sans cesse plus puissante; si bien qu’elles sentaient toutes deux qu’il leur fallait ou se taire ou parler de Maurice.
– Mon Dieu! madame, dit Clotilde, rompant la première le silence, mais parlant cependant assez bas pour que personne ne pût l’entendre, excepté la personne à laquelle elle s’adressait, ne nous faites pas un crime d’avoir appris une chose que vous cherchiez à nous cacher. C’est un hasard singulier qui a amené ici madame de Neuilly, et c’est à ce hasard seul que nous devons le bonheur de savoir qui vous êtes. Croyez que nous n’en apprécions que davantage… la bonté… que vous avez eue de vous rendre à nos désirs; seulement, je vous demande pardon pour elle…
– Madame, interrompit Fernande, je n’avais pas le droit d’empêcher madame de Neuilly de commettre une indiscrétion. Elle était loin de se douter, j’en suis certaine, qu’elle pouvait m’attrister en révélant le nom de mon père. Seulement, je regrette que l’arrivée d’une ancienne compagne ait rendu ma situation chez vous plus fausse encore.
– Permettez-moi de ne pas être de votre avis, madame. L’éducation et la naissance sont des qualités indélébiles qui emportent avec elles leurs privilèges.
– Je suis madame Ducoudray, et pas autre chose, répondit vivement la courtisane, et encore, croyez-le bien, parce que je ne puis pas être tout simplement Fernande. Aucun des événements passés et à venir de cette journée ne me fera oublier, madame, le rôle que m’ont destiné, en me conduisant chez vous, les amis de votre mari; et ce rôle, soyez-en certaine, je le remplirai de mon mieux.
– Et ni moi non plus, madame, dit Clotilde, je n’oublierai point que vous avez consenti à vous charger de ce rôle; et croyez que ma reconnaissance pour tant de bonté…